Lorsque Charles Baudelaire publie, en 1857, son recueil de poésies Les Fleurs du mal, il se trouve condamné en correctionnelle pour immoralité. Après avoir remplacé les six poèmes incriminés, il fait paraître la seconde édition, qui n’en reste pas moins tout aussi sulfureuse que la première.
Son approche de la femme, qu’elle soit réelle ou fantasmée, livre au cours de l’œuvre les différentes visions poétiques que l’être féminin lui suggère. De sa mère qu’il aime en particulier pour son élégance, jusqu’à Jeanne Duval, mulâtresse qu’il adore et gardera comme compagne presque jusqu’à sa mort, en passant par Appolonie Sabatier, semi-mondaine à qui il voue une vénération quasi mystique, ce thème sera très souvent abordé et approfondi par le poète au cours de ses expériences de jeune dandy, dont le goût précoce pour les femmes ne fera qu’aiguiser la sensibilité.
Quelles sont les différentes représentations de la femme dans Les Fleurs du mal ?
Celle-ci, arborant une image essentiellement révolutionnée par le poète quant à l’opinion commune et aux mœurs régissant le XIXème siècle, apparaît à la fois sublimée et montrée au lecteur sous son aspect le plus sombre.

La femme baudelairienne dégage une aura particulière qui contraste avec celle de la femme du XIXème siècle, en tant qu’archétype prédéfini, tout en la recoupant par certains points.
En effet, le modèle féminin présente une certaine conformité par rapport à celui de son époque. Celui-ci est aisé à définir. Selon l’article 1124 du code Napoléon, promulgué au début du siècle par le général, alors devenu Empereur des français, « La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants. Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier ». Dépourvue de droits politiques et civils, celle-ci souffre de la misogynie ambiante qui ne cesse de la rabaisser. Balzac, figure de proue du réalisme qui connaît un essor remarquable à cette époque, la définit comme « une propriété que l’on acquiert par contrat. Elle est mobilière, car la possession vaut titre. Enfin, la femme n’est à proprement parler qu’une annexe de l’homme. Ne vous inquiétez en rien de ses murmures, de ses cris, de ses douleurs. La nature l’a faite à notre usage, et pour tout porter : enfants, chagrins, coups et peines de l’homme ». De surcroît, elle est porteuse du pêché originel, dépeint dans la Bible comme une tentation exercée par celle-ci sur l’homme, qui détermina son choix ; goûtant à la pomme, proposée par le serpent symbole du mal, qui poussait sur l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, Adam et Eve se virent nus et conçurent une honte de cette nudité, ce pourquoi Dieu les chassa du jardin d’Eden. Ainsi, selon les textes, la femme est-elle châtiée par le Seigneur pour cette faute : « Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances. C’est péniblement que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te dominera ». Il semble nécessaire de remonter aux fondements de tels mythes, fondateurs des sociétés occidentales, car ils permettent souvent d’en expliquer certains mécanismes. De fait, au XIXème, un nouvel élan religieux conforte la foi traditionnelle face aux doutes hérités du siècle des Lumières et de la Révolution.
De là émerge la crainte plus ou moins consciente du pêché, qui étreindra Baudelaire lui-même. Ainsi, le charme physique de la femme aimée ne va pas sans un arrière goût de perdition et de néant, éveillant irrésistiblement l’horreur du tombeau et la décomposition de la chair. C’est pourquoi la charogne qu’il décrit dans le poème éponyme se tient « Les jambes en l’air, comme une femme lubrique ». L’imagerie érotique va de pair avec celle de la pourriture ; « brûlante et suant les poisons », celle-ci apparaître telle une femme avide d’amour alors qu’elle n’est en fait qu’un cadavre, dont Baudelaire transmet l’aspect répugnant, tant olfactif que visuel. Dans « Don Juan aux enfers », il décrit encore ainsi l’effroi qu’inspire l’être féminin, ainsi que l’étrangeté qu’elle dégage : « Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes / Des femmes se tordaient sous le noir firmament / Et, comme un grand troupeau de victimes offertes / Derrière lui traînaient un long mugissement ». La multitude et l'apparence de ce « troupeau » symbolisant le vice suggère la luxure dans son aspect le plus abject ; c’est pourquoi les seins de la femme sont « pendants » : dépourvus ainsi de tout pouvoir de séduction, ils n’appellent que l’horreur du pêché.
De même, l’appréciation de la femme pour sa seule beauté physique rentre en adéquation avec les pensées du siècle, aussi dédie t-il de nombreux poèmes à la beauté féminine, et fort peu à ses valeurs morales. En effet, Baudelaire recommande aux artistes des femmes faibles d’esprit car, selon ses dires, « la bêtise est toujours la conservation de la Beauté, elle éloigne les rides ; c’est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous ». Non sans humour, le poète souligne l’aspect purement utilitaire de la femme que prône la société d’alors.

Cependant, l’auteur des Fleurs du mal n’approche un tel concept que pour le révolutionner profondément, et y apporter, par son génie créateur, une illustration nouvelle.
De fait, notamment dans les poèmes condamnés, le thème de l’homosexualité féminine est soulevé. Le premier titre qu’envisageait le poète pour son recueil était d’ailleurs « Les Lesbiennes », dénotant de l’intérêt particulier qu’il porte à cette question, choquante à l’époque, puisqu’elle s’éloignait des conventions religieuses et morales établies. Il appelle « chercheuses d’infini » ces êtres de souffrance et d’inaccomplissement qui vivent animées par un désir qui ne trouve pas de contentement ; aussi, dans « Femmes damnées », Delphine s’écrie t-elle « _ Je sens s’élargir dans mon être/ Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur ! ». Mais la femme damnée n’est que trop proche de Baudelaire lui-même, qui, dans son éternelle quête d’absolu, trouve une beauté particulière à l’impossibilité d’accomplir l’acte sexuel, beauté qu’il expérimente initialement dans sa relation avec Mme Sabatier. C’est pourquoi « Lesbos » est également un paradis perdu aux nombreux charmes ; c’est une « terre des nuits chaudes et langoureuses », « aimable et noble », qui n’a perdu son éclat qu’à cause de la rencontre entre l’homme et la femme : « De Sapho qui mourut le jour de son blasphème / Quand, insultant le culte et le rite inventé, / Elle fit son beau corps la pâture suprême / D’un brutal dont l’orgueil punit l’impiété ». Ainsi, l’auteur effectue une subtile inversion, qui place désormais le pêché sur le couple hétérosexuel, et emploie des termes religieux, tels « blasphème », « culte », « rite », ou encore « impiété », détournés de leur utilisation première.
Baudelaire bouleverse également les codes établis par d’autres poèmes condamnés à caractère pornographique, notamment « Les Bijoux », « A celle qui est trop gaie », ou encore « Le Léthé ». Au XIXème siècle, les rapports intimes entre l’homme et la femme sont alors peu représentés, encore moins exhibés, et l’iconographie concernant ce sujet, bien que florissante, n’était exécutée par les artistes qu’avec une mauvaise conscience à la fois honteuse et emplie d’une irrépressible envie de braver les interdits moraux. « Elle était donc couchée et se laissait aimer / et du haut du divan elle souriait d’aise / A mon amour profond et doux comme la mer / Qui vers elle montait comme vers sa falaise » ; la tendre et sensuelle beauté de tels vers ne peut donc être décemment appréciée par les lecteurs de l’époque, par l’effet de l’hypocrisie sociale qui confine les populations dans une horreur du pêché charnel qu’ils côtoient pourtant à l’âge d’or des maisons closes. N’est pas plus acceptable le sadisme semé de sous-entendus osés de « A celle qui est trop gaie » , exprimant le désir d’« à travers ces lèvres nouvelles / Plus éclatantes et plus belles / T’infuser mon venin, ma sœur ». Dans « Le Léthé », il s’agit encore d’insinuations espiègles, évoquant « l’épaisseur de ta crinière lourde », ou encore « tes jupons remplis de parfum », avec une incessante et triste langueur qui appelle le sommeil et la « fleur flétrie » d’un « amour défunt ». La sexualité que fantasme ou retransmet le poète se voit donc, elle aussi, éclaboussée par sa profonde mélancolie ; « troublant le repos où mon âme s’était mise / Et pour la déranger du rocher du cristal / Où, calme et solitaire, elle s’était assise ». C’est donc notamment par ses poèmes condamnés que Baudelaire exprime son étonnante modernité, présageant peut-être de la poésie érotique de Breton ou d’Apollinaire, au cours du siècle suivant, durant lequel les libertés empièteront au fur et à mesure sur la décence, la pudeur, et l’austérité des mœurs.

Cependant, l’évocation des femmes dans Les Fleurs du mal est avant tout le reflet d’un réel dans lequel elle ne s’ancre qu’afin de mieux le transfigurer par le pouvoir créateur du poète.
Dès l’enfance, Baudelaire conçoit une profonde affection pour sa mère, Caroline Archimbaut-Dufaÿs, affection très tôt entachée par son remariage avec le général Aupick. Celui-ci s’oppose à tout ce qui est cher au poète ; sa vocation, son aspiration à une vie teintée de rêve, dépourvue de contingences, en contradiction avec les valeurs bourgeoises qu’incarnent sa mère et son beau-père. Cependant, dans « Bénédiction », le premier poème du recueil, il n’est question que d’une génitrice monstrueuse, concevant une haine envers le propre fruit de sa chair ; le poète, évocation directe de Baudelaire lui-même. Furieuse, cette femme s’exclame dans les premières strophes : « Ah ! Que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères, / Plutôt que de nourrir cette dérision ! », « Ce monstre rabougri », ou encore « Et je tordrai si bien cet arbre misérable / Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ». Par les « boutons empestés » qui ne peuvent pousser sur l’arbre, l’auteur semble évoquer les poèmes eux-mêmes, les fruits de cet arbre que sa mère a voulu tordre « ne comprenant pas les desseins éternels ». Ainsi résume t-il ses premières années, durant lesquelles « sous la tutelle invisible d’un Ange » il « s’enivre de soleil », et connaît malgré tout les délices d’une vie simple et exaltée.
En 1842, de retour à Paris après un voyage aux Indes que lui impose son beau-père afin de l’assagir, le poète s’éprend de Jeanne Duval, ou Lemer, avec laquelle il connaîtra les amertumes et les charmes de la passion. Source d’un amour résolument charnel, elle est la « Vénus noire » de Baudelaire, celle qu’il aimera jusqu’à son dernier souffle malgré une relation tumultueuse, au bilan amer. En effet, dans « Remords posthume », le portrait qu’esquisse le poète de sa mulâtresse, loin d’être élogieux, invoque souffrances et remords. Le tombeau lui-même crie à la jeune femme : « Que vous sert, courtisane imparfaite, / De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? », consumant dans la mort l’espoir d’un amour pur et rédempteur. Jeanne Duval, c’est avant tout une représentation de la Beauté baudelairienne, révélée par le titre même du recueil ; elle est l’une de ces fleurs du mal, que le poète vénère et exècre simultanément, incarnation de la passion sensuelle, éveillant les sensations par des images ensoleillées et des senteurs exotiques, comme dans « La Chevelure », ainsi que la représentation d’un pêché délicieux et effrayant, évoquant une « Mégère libertine », ainsi que le désir de « Dans l’enfer de ton lit devenir Prosperine » ( Sed non satiata ). Baudelaire fait dans ce dernier vers allusion aux relations féminines épisodiques que sa maîtresse a eues, inspirant sans doute certains de ses poèmes ayant l’homosexualité pour thème.
En 1851, le poète rencontre Apollonie Sabatier par l’intermédiaire de Théophile Gautier ; elle deviendra son ange gardien, sa muse, ainsi qu’une sorte de madone pure et inaccessible, qui fera l’objet d’un cycle de poèmes dont « Réversibilité », « L’aube spirituelle », ou encore « L’harmonie du soir ». Elle y est dépeinte comme un « ange plein de bonheur, de joie et de lumières », une « chère Déesse, Etre lucide et pur », son « souvenir plus clair, plus rose, plus charmant » s’opposant aux « débris des fumeuses orgies ». La plupart de ces poésies seront envoyées anonymement à la « Présidente », y compris « A celle qui est trop gaie », dévoilant le désir du poète de salir cette insoutenable pureté, et de lui infuser son venin. C’est ainsi que, en août 1857, Mme. Sabatier se donne à Baudelaire, perdant ainsi sa considération et son statut de divinité.
L’auteur des Fleurs du mal connut encore d’autres femmes, notamment Marie Daubrun, comédienne en laquelle il rechercha l’oubli des précédentes relations, et qui fit figure de sœur -c’est ainsi que la nomme le poète dans « L’invitation au Voyage »- ou de double plus que d’amante. L’ « affreuse juive » dépeinte dans le poème XXXII fait allusion à une prostituée, dite Sara la louchette, avec qui Baudelaire aura également une aventure tourmentée, incessamment rompue et renouée. Enfin, « A une dame créole » a pour objet Elisa Néri, une amie de Mme. Sabatier dont la liberté de pensée et d’action avaient subjugué le poète, et lui avaient inspiré ces vers, qu’il dédie cependant à la femme d’un dénommé Maurice Autard de Bragard.


Si Baudelaire exprime par ses poèmes une volonté de renouveler l’image de la femme qui traduit son étonnante modernité, il est avant tout celui qui sublime, idéalise, et transcende son inspiratrice.


En effet, conscient de ce procédé créateur qui exalte la femme, le poète écrivit dans une ébauche d’épilogue pour la seconde édition des Fleurs du mal « tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Ainsi résume t-il cette divine alchimie qui lui révèle l’être aimé sous un jour nouveau, et insuffle à la matière de ses poésies une puissance lyrique captivante.
Aux yeux de Baudelaire, la femme est d’abord une muse, telle « La muse vénale » ou « La muse malade ». Cette dernière est en premier lieu décrite par le poète, voyant que ses « yeux creux sont peuplés de vision nocturnes », puis, dans une seconde strophe, il la questionne sur son état : « Le cauchemar, d’un point despotique et mutin / T’a t-il noyée au fond d’un fabuleux Minturnes ? » . Enfin, les ultimes tercets dépeignent la muse telle que Baudelaire désirerait la voir ; « Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé / Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté ». Par l’évocation finale des « chansons », de « Phoebus » et du « grand Pan, le seigneur des moissons », le poète achève d’effacer en l’esprit du lecteur l’image de la femme malade, remplacée par une visualisation conforme à celle du poète, où se mêlent soleil, santé, et nature fertile. De même, la muse vénale, qui pourrait être blâmée par Baudelaire pour « chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère », et « étaler tes appas ». Au contraire, il pousse à la prendre en pitié pour ses « deux pieds violets » et ses « pleurs qu’on ne voit pas ». Jusque dans son vice, la « muse de mon cœur » qu’invoque le poète a un aspect mystérieux et touchant, tel un pauvre cœur blessé, qui voyant sa « bourse à sec autant que son palais », n’a plus qu’à « récolter l’or des voûtes azurées », en un élan d’ultime poésie qui la dévoile sous un jour nouveau, plus pathétique mais aussi plus proche de celui qu’elle inspire de par le tourment qui l’étreint.
Dans le poème XLII, bien qu’il ne prononce pas le terme de muse, Baudelaire définit ce qu’il estime être son devoir quant à celle qu’il aime ; « Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges », s’exclame t-il après s’être questionné lui-même sur ce qu’il dirait « A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère, / Dont le regard divin t’a soudain refleuri », semblant ainsi rendre un culte mérité à sa sauveuse, être quasi-mystique dont le « fantôme dans l’air danse comme un flambeau », se définissant elle-même comme « l’ Ange gardien, la Muse et la Madone », sorte de Trinité allégorique qui lui confère une toute-puissance sur le cœur du poète. Cependant, il semble quelquefois que l’auteur des Fleurs du mal écrit non seulement pour son inspiratrice, mais aussi pour ceux qui pourront le lire dans les années futures. Aussi explique t-il dans le poème XXXIX « Je te donne ces vers afin que si mon nom / Aborde heureusement aux époques lointaines, / Et fait rêver un soir les cervelles humaines, / Vaisseau favorisé par un grand aquilon, / Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, / […] Reste comme pendue à mes rimes hautaines ». Cette double énonciation montre la femme aimée qui lui insuffle ces vers « comme une ombre à la trace éphémère » en opposition avec les lecteurs « des époques lointaines » vers qui il aspire déjà à tendre son art, flambeau vivant de ce qui doit irrémédiablement disparaître ; son époque, sa vie. La muse serait-elle donc aussi une sorte de passerelle aux desseins de grandeur de Baudelaire, aujourd’hui accomplis plus d’un siècle après sa mort et celle de sa bien-aimée, ce « grand ange au front d’airain »?

La femme, dans les Fleurs du mal, fait également office de divinité. Cette notion, déjà effleurée dans le précédent paragraphe par l’évocation du fantôme rédempteur de l’inspiratrice, semble trouver son essence dans la dichotomie qui oppose la vertu de Madame Sabatier et l’attirance sensuelle que génère Jeanne Duval, poussant le poète au désir du pêché de chair. En effet, il trouve dans les deux amours de sa vie, à la fois complémentaires et antinomiques, une réalisation de l’acte poétique. L’une est la « Vénus noire », une « Bizarre déité, brune comme les nuits » telle qu’il la dépeint dans « Sed non satiata », alors que l’autre est blanche et pure. Il voit en elle un ange qui ne connaît ni angoisse, ni haine, notamment dans « Réversibilité ». Ainsi, selon lui « David mourant aurait demandé la santé / Aux émanations de ton corps enchanté » ; elle est donc un esprit intemporel, au-delà même du sacré, qu’évoque David, le grand roi choisi par Dieu dans l’ancien Testament. Dans « Le Flambeau vivant », cette déesse se place encore au-dessus des planètes ; ses yeux sont eux-mêmes des « Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme ». Le poète, écrivant « Tout mon être obéit à ce vivant flambeau », se place sous le joug de cette puissance ; cependant « Rien ne vaut la douceur de son autorité » ( XLII ) ; il est donc l’heureux captif d’une femme à la fois belle et immatérielle, ordonnant « Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le beau », et qui le sauve « de tout piège et de tout pêché grave ». L’amour de Baudelaire pour cette image le fait tendre aux « Cieux spirituels « et à « l’inaccessible azur » dépeints dans « L’aube spirituelle ». « L’harmonie du soir » voit encore son souvenir luire « comme un ostensoir », rappelant le religieux et le sacré que souligne aussi le terme de « Madone ».
La déesse n’est cependant pas nécessairement référentielle à une femme réelle qu’a connue le poète. Dans « Sisina », il imagine Diane, déesse romaine de la chasse et de la nature, « en galant équipage » et dépeint son âme « charitable autant que meurtrière », exécutant pour la définir un audacieux oxymore ; elle est « la douce guerrière » au cœur « ravagé par la flamme », ouvrant » pour qui s’en montre digne », à un « réservoir de larme ». Sans cesse la divinité est-elle empreinte du charme baudelairien qui la divise, en proie à deux caractères opposés. « Le tonneau de la haine » voit l’évocation des « pâles Danaïdes », princesses recluses aux Enfers, ayant pour tâche d’emplir éternellement un tonneau sans fond. Dans le poème V, il fait encore allusion à Cybèle, déesse de la terre et de la fécondité. Celle-ci « louve au cœur gonflé de tendresses communes, / Abreuvait l’univers à ses tétines brunes ». Cependant cet éloge n’est fait que pour célébrer un paradis perdu, puisque celle-ci trouve désormais « ses fils un poids trop onéreux ». « Le Voyage » comporte une référence à la magicienne mythologique, Circé, qui selon la légende séduit Ulysse par le biais d’une ruse pernicieuse ; elle métamorphosa ses compagnons de navire en porcs et promit de ne lui remettre le philtre qui leur rendrait leur forme humaine que s’il n’acceptait de coucher avec elle. Aussi parle t-il des « astrologues noyés dans les yeux d’une femme, / La Circé tyrannique aux dangereux parfums ». Cette semi-déité est dans ces vers un symbole de la femme qui envoûte et possède, dangereusement belle. Baudelaire évoque aussi quoique très brièvement Prosperine, jeune déesse des saisons enlevée par Pluton, qu’il imagine dans l’enfer du lit de Jeanne Duval, à la fin de « Sed non Satiata ». Cette même Prosperine est également l’évocation d’une vie tranchée en deux par le destin ; le mythe veut qu’elle passât six mois de l’an sous terre avec son mari, au Royaume des morts, et les six autres auprès de sa mère Cérès, déesse des moissons. Il fait enfin allusion à Echo, nymphe éprouvant un amour inassouvi pour Narcisse, qui répétait sans cesse ses paroles. Comme il l’avait repoussée, elle se laissa dépérir dans une caverne, jusqu’à ce qu’il ne restât d’elle que sa voix, réitérant faiblement les paroles de celui qu’elle adorait. L’absence de réciprocité dans les sentiments peut sans doute faire écho à certaines passions de Baudelaire, notamment celle initialement éprouvée pour « La Présidente ».

De surcroît, l’image féminine baudelairienne est avant tout fantasmée par le poète, en ce qu’elle sépare réel et imaginaire. Pour le moins, il accentue tant les traits de ses inspiratrices qu’il les fait devenir des icônes ; sa sensibilité artistique fait des formes de Jeanne Duval une beauté sculpturale, dont la peau miroite, et que la démarche ondulante rapproche du « beau vaisseau qui prend le large ». Quant à Madame Sabatier, elle incarne l’amour spiritualisé, répondant à la quête ardente et nostalgique d’un au-delà sentimental.
Aussi son physique est-il d’une piètre importance ; elle est parée de vertus et de charmes supraterrestres, qui établissent à l’amour une demeure perchée sur des hauteurs divines et célestes, inaccessible aux marasmes mélancoliques du spleen.
L’assimilation de cette femme à une divinité ayant déjà été détaillé, il s’agit là de souligner les frontières de ce fantasme, frontières sur lesquelles le poète s’accoude dans « Confession ». Ce poème évoque, au contraire de ceux étudiés précédemment, un amour qui se teinte tout d’abord de sensualité par le contact des bras pour « Une fois, une seule », qui émeut tant le poète. Peu à peu, les beautés décrites par Baudelaire, qu’elles apparaissent dans le paysage ou sur l’objet de ses vœux, laissent place à « une note plaintive, une note bizarre » « une enfant chétive, horrible, sombre, immonde », qui pour une première fois bouleverse l’impeccable harmonie du portrait de sa divinité. Le « riche et sonore instrument où ne vibre / Que la radieuse gaieté » produit un son nouveau qui bouleverse la perception si idyllique du poète ; « pauvre ange » la nomme t-il dans la septième strophe, avant de transmettre le sombre propos de cette femme, qui prenant du recul sur le monde, retrouve en la beauté une profonde douleur. Cependant, si Baudelaire invoque dans les derniers vers la « lune enchantée » afin de retrouver ces instants précieux à son cœur, il ne désigne les paroles de Madame Sabatier que par l’expression « confidence horrible » ; ainsi, il semble que ces sentiments nouveaux ressentis par son égérie dont il croyait l’esprit si pur le subjuguent et l’exècrent à la fois. Voici troublée pour un instant la « métamorphose mystique / De tous mes sens fondus en un ! Son haleine fait la musique, / Comme sa voix fait le parfum ! » qu’expérimente le poète dans « Tout entière ». Si « en Elle tout est dictame », qu’ »Elle éblouit comme l’ Aurore / Et console comme la Nuit », ce n’est que l’effet de l’illusion poétique créée par Baudelaire, apportant à ses évocations cette majuscule qui la place sur un piédestal d’immortalité et de perfection. Elle doit cependant en déchoir après avoir partagé pour une nuit la couche du poète. Ainsi celui-ci lui écrit-il dans l’une de ses dernières lettres « Il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme maintenant… ».
Ce qui permet au poète de magnifier et d’idéaliser les êtres qu’il aime, c’est donc cette opération qui transforme la boue en or, et le pousse par le biais du fantasme, sorte d’évasion artistique qu’effectue son esprit, à métamorphoser ses muses en divinités, à accentuer leur beauté, et à révéler celle-ci jusque dans le vice et le pêché dont il suinte par ses vers certaines de ses inspiratrices.


Il en va tout autrement de la « Vénus noire » qu’il dépeint dans ses poèmes. Celle-ci est la femme baudelairienne par excellence, rendue mystérieuse par cette zone d’ombre qu’étend le poète sur elle et qui lui confère un aspect à la fois inquiétant et délicieusement menaçant.



De fait, l’incarnation de la femme obscure, revêtant diverses formes qui densifient sans cesse les poèmes embrassant ce thème, confère aux Fleurs du mal un aspect à la fois noir et prolifique de par le puissant symbolisme de ses représentations.
Tout d’abord, l’être féminin incarne le vice sous ses multiples aspects. Baudelaire évoque notamment la luxure, qu’il condamne à la fin de « Femmes damnées- Delphine et Hippolyte », en une longue tirade qui s’adresse directement à ce couple maudit : « _ Descendez, descendez, lamentables victimes / Descendez le chemin de l’enfer éternel / Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes / Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel / Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage ». Le poète semble alors devenir un prophète ou un moralisateur informant les pécheresses du destin qui est le leur, et leur promettant un châtiment certain, en contre-partie de « l’âpre stérilité de votre jouissance », qui n’altère leur soif que pour faner progressivement leurs chairs. De plus, la première allusion à la femme du recueil la désigne, au cœur même de l’avis au lecteur, comme une « antique catin », permettant ainsi à la fois de restreindre et de symboliser l’image qu’elle éveille dans l’esprit de Baudelaire. Dans « XXXII », elle est de nouveau « ce corps vendu » qui recoupe l’image de « La muse vénale », prête à étaler ses appas aux yeux du « vulgaire » pour obtenir quelques pièces, corps auprès duquel le poète a passé la nuit, et qui semble pourtant lui inspirer une certaine répugnance. La laideur se rajoute alors à la débauche, puisque cette prostituée est une « affreuse juive », comparée en outre à un « cadavre ».
Quelquefois, c’est encore la pauvreté qui vient étreindre et entacher la femme, comme c’est le cas dans « A une mendiante rousse ». L’auteur décrit alors son « jeune corps maladif », qui présente pour le « poète chétif » un certain attrait. Bien qu’il imagine et développe au cours de la poésie une beauté cachée en cette femme, ce n’est que pour l’anéantir lors de la rupture finale, écrivant d’un ton sans appel « Cependant tu vas gueusant / Quelque débris gisant ». Ces deux strophes ramènent la mendiante au plus bas degré de l’existence, où elle n’est plus qu’un être rampant auquel le poète refuse désormais toute considération.
La femme a également la cruauté pour vice ; dès le début de l’œuvre, elle est successivement, au cours de « Bénédiction », une mère pleine de haine et une amante à la fois frivole et féroce. Cependant, toutes deux partagent un but commun dans lequel elles semblent se fondre en un seul et même archétype effrayant de monstruosité ; entraver le chemin de « pure lumière » que doit suivre le poète, sous la tutelle de son ange, et tenter de l’anéantir, en l’accablant d’une aversion sans bornes, ou en se jouant de ses sentiments afin de se « faire redorer » et d’arracher son cœur hors de sa poitrine « comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite ». « Le Vampire » dépeint également une telle créature comparée à « un coup de couteau », à la violence encore accrue, et dont l’empreinte sur le poète s’apparente à une malédiction, puisqu’elle est « L’infâme à qui je suis lié / Comme le forçât à la chaîne ». Il dépend d’elle, elle le hante et le domine ; telles sont les bases que pose Baudelaire à cette relation destructrice dont il ne peut malgré tout se passer, préférant l’esclavage à la mort de celle qu’il aime d’une passion à la fois haineuse et masochiste. L’horreur de ces images atteint son paroxysme dans « Les métamorphoses du vampire », notamment au cours de la dernière strophe qui se teinte d’un macabre troublant. La soumission du poète est poussée jusqu’à son comble, à tel point que la créature semble se repaître de lui, paraissant « avoir fait provision de sang », et de ses « os sucé toute la moelle », et, alors même qu’il tente de l’embrasser, elle se transforme en « une outre aux flancs gluants toute pleine de pus », révélant la nature profonde du monstre et suscitant l’épouvante du lecteur. De surcroît, l’auteur des Fleurs du mal esquisse dans « XXV » le portrait d’une femme qui cumule tous ces vices ; vivant dans la ruelle, qui semble lui appartenir de par le déterminant possessif « ta », il la qualifie d’ « impure », expliquant que « l’ennui rend [son] âme cruelle », et nourrissant le poème d’accumulations de termes péjoratifs. Certains parmi les plus forts, la désignent comme une « machine aveugle et sourde, en cruautés féconde », un « buveur du sang du monde », ou encore une« reine des pêchés », exécrée par le poète jusque dans sa beauté dont elle ignore les lois, et qu’elle utilise à des fins honteuses.

La femme, est, de plus, une allégorie de la mort omniprésente dans le recueil. Tout d’abord, elle est souvent liée à la décomposition de la chair, comme le confirme « Une charogne », décrivant avec une poésie mêlée d’horreur le spectacle d’un cadavre étendu sur le sol. Encore associée à la « femme lubrique » qui se tient « les jambes en l’air », celle-ci n’a pourtant plus rien de la beauté vendue que décelait Baudelaire dans la plupart de ses muses ; celle-ci est au contraire une carcasse « brûlante et suant les poisons » au ventre « plein d’exhalaisons ». Le poète développe le lexique de la vermine qui environne et se nourrit de « cette pourriture », faisant mention des « mouches qui bourdonnaient sur ce ventre putride » ainsi que des « noirs bataillons / De larves, qui coulaient comme un épais liquide ». Ainsi, ce tableau inspirant répulsion et malaise se scelle par la comparaison de sa propre compagne à cette charogne, affirmant qu’elle sera, après son décès, « semblable à cette ordure / A cette horrible infection » et devra « moisir parmi les ossements ». Pour le poète, le regard sur le vivant est déjà l’évocation de la mort qui le saisira tantôt, ayant pour fruit des « amours décomposés » ainsi que la chair elle-même ; par conséquent, ce sont désormais ces insectes grouillants qui « vous [mangeront] de baisers », selon cette expression à la fois effrayante et ironique qu’emploie le poète à l’intention de à sa bien-aimée. Dans « Remords posthume », il l’imagine à nouveau défunte et cloisonnée dans un tombeau où, prédit-il, « le ver te rongera ». « Sépulture » est également une personnification des sentiments de Baudelaire vis-à-vis de la mort, et notamment de l’inquiétude qu’elle lui inspire ; la question de la solitude du cadavre, et parfois de son châtiment, qui prophétise que, sur la « tête condamnée », enterrée « derrière quelque vieux décombre », « l’araignée y fera ses toiles, / Et la vipère ses petits ».
En outre, la femme est par moments la Faucheuse elle-même, et celle-ci, hideuse dans l’imaginaire commun, revêt soudain des attraits féminins, apportant avec elle le « plaisir qui tue ». C’est cette créature nouvelle que le poète dépeint dans « Danse macabre », pourvue de « funèbres appas qu’elle tient à cacher ». Celle-ci devient un symbole mouvant, qui, sous les traits « d’une coquette maigre aux airs extravagants », rejoint le bal de la Vie, afin, peut-être, de troubler « les danseurs prudents », ou bien encore de goûter « au sabbat du Plaisir ». S’adressant directement à elle, Baudelaire la questionne, la loue tout en la dénigrant et fait d’elle l’amante à la fois suprême et dangereuse, offrant « le sourire éternel de [ses] trente-deux dents ». Sa beauté est étrange et contrastée ; elle esquisse une « puissante grimace », a pour côtes un « treillis recourbé », ainsi qu’une « ruche qui se joue au bord des clavicules ». Malgré tout, au cœur même de ces descriptions abondantes et qui pourraient sembler péjoratives, le poète avoue : « tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher ». Cette femme ténébreuse et menaçante, aux yeux « pleins d’horribles pensées », est donc celle que, tel Don Juan au bord même de l’enfer, l’auteur des Fleurs du mal se choisit pour compagne. Sans cesse, il joint attirance et répulsion de la mort, envisageant ce thème à de nombreuses reprises au cours de son œuvre, et créant cette image féminine qui l’incarne afin de réconcilier définitivement les contraires, dévoilant « les charmes de l’horreur ». C’est là tout le jeu d’oxymores, d’antithèses, et d’oppositions qui parsèment les poèmes. Jamais la beauté n’est plus parfaite que lorsqu’elle se teinte de vice et de pêché. Jamais la laideur n’est plus exquise que lorsque le poète l’illumine et la transcende.

C’est en effet par la dualité et l’ambivalence, clefs de voûte de l’œuvre de Baudelaire, que se crée la fusion poétique. Celle-ci permet de célébrer et de ternir la femme, embrumant ses multiples représentations d’un mystère aussi obscur que délectable. Ainsi, au cœur même des strophes teintées d’horreur d’« Une charogne », la beauté se dessine progressivement et la carcasse semble « comme une fleur s’épanouir ». Ces quelques vers, clairsemés d’euphémismes et de litotes, révèlent toute la splendeur du cadavre ; « Tout cela descendait, montait comme une vague / Ou s’élançait en pétillant ; / On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, / Vivait en se multipliant ». Le poète permet donc l’émergence de la vie au cœur même de la dépouille inanimée qu’il décrit, et, gommant par la magie des mots assemblés la répugnance qu’inspire initialement la scène, il trace les contours d’ « un rêve, / Une ébauche lente à venir, / Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève / Seulement par le souvenir ». Ces formes effacées sont désormais « un monde » porteuses de musique, au même titre que « l’eau courante et le vent » ; dans la poésie baudelairienne, la frontière entre le beau et le laid, entre l’animé et l’inanimé, ou bien encore d’autres notions considérées comme antithétiques, est sans cesse déplacée et repoussée en dépit des limites que pourrait imposer la simple vision humaine, trop étriquée pour les horizons d’infini auxquels aspirent les vers des Fleurs du mal. Par conséquent, si le choix du nom féminin « charogne » en tant que titre du poème permet, à première vue, l’assimilation directe avec la compagne de Baudelaire, il est avant tout l’expression de la figure double qu’elle revêt au fil des strophes. L’image de mort et de décomposition qui émane d’elle s’oppose à une représentation quasi-maternelle qui transparaît de par la focalisation sur le ventre, « enflé d’un souffle vague » comme celui d’une femme enceinte, et semblant contenir la vie, bien qu’il ne s’agisse pas en réalité d’un enfant, mais bien d’une multitude d’insectes nécrophages.
Ainsi, les représentations féminines qui peuplent les poèmes n’ont de cesse de clamer les profonds contrastes qui nourrissent leur caractère, le rendant ainsi nébuleux et insaisissable. Déchirées entre ténèbres et lumières, celles-ci s’opposent mutuellement tout en se divisant en leur propre sein. Peu de pécheresses ne sont pas chéries par le poète, jusque dans leur vice et leur errance, les rapprochant de cet artiste maudit. Peu d’admirables beautés sont laissées telles qu’elles, sans qu’il ne les ternisse de quelque imperfection. En effet, l’éloquent éloge ébauché dans « XXVII » s’achève par la comparaison de la femme décrite à un « astre inutile », révélant « la froide majesté de la femme stérile ». La chute a donc fréquemment pour but de rendre acerbe un sonnet laudatif, ou caressante une poésie provocatrice et dépréciative.
La beauté est l’un des thèmes favorisés, abritant à elle seule toutes les dichotomies qu’exprime l’auteur ; ainsi, au cœur l’ Hymne qui lui est dédié dans le poème XXI, Baudelaire fait-il s’entrechoquer « le bienfait et le crime », « le couchant et l’aurore », « la joie et les désastres ». Chaque nouveau vers renferme une antithèse qui interroge les origines et le but de cette allégorie féminine, pour conclure enfin « De Satan ou de Dieu, qu’importe ? ». En effet, dans l’acte de création poétique, les contraires fusionnent et s’unissent, et leur antinomie, loin de les atténuer et de les amoindrir réciproquement, décuple le potentiel d’images qu’ils renferment. Cette communion inattendue, née de la confrontation la plus violente, ouvre la porte à des interprétations libres et diversifiées, et, par un étrange enchantement, illumine la femme tout en la voilant d’une ombre imprécise et inquiétante.

Baudelaire ancre donc dans le réel ses représentations féminines, reflétant par certains aspects les visions et stéréotypes véhiculés par les différents courants politiques et idéologiques du XIXème siècle, et laissant transparaître une part d’autobiographie essentielle. En effet, il dépeint par cycles ses amantes, enrichissant la réalité et les souvenirs qu’ils se représente par des vers tantôt affectueux et aspirant aux clartés d’un au-delà poétique, tantôt teintés de haine ou de mélancolie, mais toujours empreints d’un symbolisme lourd en significations et en émotions. Celles-ci, déposées peu à peu par une plume subtile et sensible au fil des pages du recueil, métamorphosent la femme en une déesse ou une idole, ou bien en une débauchée cruelle, une créature avide et hideuse. Cependant, ces différentes interprétations de celles-ci se fondent en un regard global sur celle-ci, étonnamment riche et regorgeant de facettes inexplorées, que le poète relève les unes après les autres, les amenant à se réunir alors qu’elles semblent inéluctablement se défier et se repousser. La femme est donc une Fleur du mal elle-même, objet omniprésent de l’œuvre, traduisant la double postulation de Baudelaire vers les inverses extrêmes, contenant l’éclat et la finesse d’une poésie profondément moderne.
N’est-ce pas cependant dans la mort, à laquelle, Baudelaire dédie la dernière partie du recueil, que s’achève le concept même de représentation de la femme ? Alors que tout s’achève, et que les cœurs des amants réunis deviennent « deux vastes flambeaux », et leurs esprits des « miroirs jumeaux », la poésie ne parvient-elle pas à dépasser lumière et obscurité, beauté et laideur ?
Lorsque la fin saisit toute chose, une aspiration spirituelle, traduite par la plus complète des unions, esquisse les dernières poésies des Fleurs du mal, demeurant à jamais «d’étranges fleurs sur des étagères, / Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux ».
Ahava
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le 11 avr. 2013

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