Ah que voila un lourd dilemme de notation.
Car les qualités de l'oeuvre ne manquent pas : les descriptions des lieux et des actions sont somptueuses, les dialogues sont si bien ciselés, Dostoïevski sachant à merveille rendre les surprises des personnages face à une situation déchirante.
Mais voila les personnages sont caricaturaux ou tout du moins appartiennent à un passé révolu : quel père divin ou parental serait aussi vulgaire et grossier que Fiodor ? Qui encore aujourd'hui aurait autant de noblesse et d'exubérance que Mitia? Qui aurait autant de lâcheté qu'Ivan ou autant de naïveté qu'Aliocha?
Un triptyque intéressant qu'on retrouve dans quelques grands romans (Quatre-vingt treize de V Hugo ou encore LA Confidential de J Ellroy)
Les personnages féminins ne sont pas en reste et on ne reprochera pas à Dostoïevski d'être plus machiste que son époque et donc qui aujourd'hui aurait la manipulation de Grouchenka ou le sens du sacrifice de Katia?
Bien que ces personnages soient disséqués et suivis minutieusement tout au long du récit, il est difficile de se rattacher ou de s'identifier à eux, même Aliocha qui remporte la part du lion et qui a sans doute le comportement le plus héroïque, mais malheureusement son ingénuité révèle une époque qui n'est pas la nôtre.
Si la question de Dieu occupe une place importante dans l'ouvrage en faisant se confronter des personnages en désaccord sur cette question, il me semble que c'est plus la justice qui occupe la place centrale du roman (son échec pourrait d'ailleurs être interprété comme un arrachement de cette dernière qu'il aurait fallu laisser à Dieu).
Cette lucidité avant-gardiste pour la justice est l'un des plus grandes qualités du roman (l'obsession de la justice chez Dostoïevski et dans la civilisation américaine pourrait faire l'objet d'une fructueuse comparaison). Et c'est là que le personnage de Smerdiakov pourtant central ne bénéficie pas suffisamment des considérations de l'auteur.
Là où Dostoeïvski fait preuve d'un travail d'auteur éclairé c'est également sur la place qu'occupe l'aliénation chez ses personnages, en effet, refusant de tomber dans cette superficialité qui condamne le coupable comme étant fou, ce sont tous ses personnages qui connaissent une raison vacillante. La justice ne mettant en exergue que certains d'entre eux.
Passons quelques-unes de ses thématiques aliénantes en revue :
Comme on l'a vu, l'existence de Dieu est un questionnement récurrent qui notamment entraînera Ivan, bon mondain, dans la folie... Sa conversation avec son double démoniaque constitue sans doute l'un des passages les plus sublimes du roman, pourtant l'obsession manipulatrice des individus libérés de Dieu, thème récurrent moderne, échappe un peu à l'auteur.
Par corollaire de la thématique divine, l'argent est également une des obsessions des personnages, là encore il y a une ambivalence remarquable surtout avec Mitia tour à tour dépensier et d'une intégrité quasi-chevalresque dans ses dettes avec autrui.
La propriété amoureuse d'autrui ensuite, elle constitue la marque de noblesse de Mitia, mais reste sinon plutôt l'apanage des personnages féminins.
La dissolution familiale pourtant questionnement fort du monde moderne est également trop brièvement abordée, notamment dans les relations entre les frères et leur père.
Les addictions (sexuelles ou alcooliques) pourtant angoisses fortes de notre époque ne constitue pas non plus un axe central du roman et sont même relégués à un stade quasi-animal puisqu'on ne les retrouve presque que chez le père.
En somme, les aliénations de ce roman sont juste rattachés à leur environnement et à leur époque et même là, certains manques sont troublants : l'argent dans le système productiviste est intimement lié à la vitesse ou à la technologie, ce sont des thèmes qui révolutionnaient le monde à cette époque, un parallèle avec la compétition, source forte d'aliénation échappe également à l'auteur ; de même, on ne trouve guère de trace de révolte contre le système, pourtant là aussi idée majeure de ce siècle et ô combien arrachante au conformisme et donc aliénante.
Les frères Karamazov est une grande lecture de professeur d'histoire en psychologie mais pour nous un gros siècle plus tard il nous laisse bien désarmé et démuni.
Le jucher sur la plus haute colonne de mon histogramme serait sévère et refoulerait ses qualités littéraires indéniables, mais il lui sera difficile d'aller beaucoup plus loin...