Les furtifs c'est une idée, un concept, une sensation. Damasio explique avoir eu la clé du roman en regardant les mouvements des gouttes d'eau charriés par le vent depuis une falaise.
Ce concept, c'est donc les furtifs, une nouvelle espèce, jusqu'alors ignorée des humain.es. Ces animaux ont deux caractéristiques notoires ; ils métabolisent leur environnement pour métamorphoser leur corps afin de s'adapter et meurt quand ils sont vu. Le premier élément fait référence à l'évolution du vivant et aux échanges de matières (les arbres prennent de la lumière (mort) du CO2 (mort) pour en faire de la matière organique (vivant)) et le deuxième part d'une réflexion qui avait déjà été initié dans La Zone du dehors, à savoir en gros : la trace nous case, elle nous fige, nous flic, éteint notre vif et nous enroule autour d'une bobine, pour survivre il faut être dans le mouvement. Bref, les furtifs sont une allégorie de la vie. Alors autant le dire tout de suite, je trouve l'idée fantastique, Damasio avait déjà écrit plusieurs nouvelles concernant la trace et à chaque fois, c'est un banger, c'est d'une poésie comme on en fait peu (pas ??) dans la SF. Par contre un public non sensible aux idées libertaires passera à côté de pas mal de choses, on est en plein dans le bio-punk (punk à furtif ?).
L'auteur explique ceci dans ses conférence, et je paraphrase un peu : Le cyberpunk est mort, trahi par les gafam qui nous ont volés la tech pour nous asservir, nous tracer alors qu'elle était une promesse de libération, place au bio punk. Personnellement, je n'ai pas encore enterré le cyberpunk et le bio punk propose une esthétique qui me convient moins, mais c'est dire l'ambition de l'homme.
Damasio arrive à faire virevolter ses furtifs autour d'intrigues politiques dignes des meilleurs romans d'anticipation mais malheureusement peu original car très semblable à ses anciens travaux. Le ministre Gorner représente la quintessence de la trace, il veut laisser son nom dans l'histoire, il est ainsi du côté de l'immobilisme, du vieux et donc de la mort si on file la métaphore tandis que nos héro.ines veulent comprendre les furtifs et adopter leur façon de faire pour éviter la répression et la détection d'une police tech qui track. L'assemblage de ces deux thématiques résonne de ouf, ça marche très très bien.
Les personnages ont tous un style unique, on sait que c'est un procédé acquis pour Damasio, même si c'est moins subtil que dans La Horde, le travail sur les sons des mots est impressionnant, les scènes de combats nous tiennent en haleine et globalement on est aspiré dans l'univers.
La complexité du style de l'auteur est souvent critiquée, je pense injustement. Peut-être que les détracteurs devraient regarder le reportage Finir les Furtifs où le procédé d'écriture est survolé. On se rend compte alors que chaque phrase, chaque mot sont passés au peigne fin, toujours en quête d'une harmonie, d'un rythme ou d'une assonance. Les mots inventés ne le sont pas par hasard. Alors oui, c'est une lecture qui demande des efforts, quand on croise un néologisme il faut se demander ce qu'il fait là, comment il a été construit, qu'est ce qu'il apporte au sens de la phrase, à sa syntaxe, à son son, à son rythme, à la personnalité du personnage, mais ce n'est qu'une faible rétribution face au travail de demiurge nécessaire à sa création.
Il y a cependant deux éléments qui me laissent dubitatif. Tout d'abord, le côté amour de la famille ne resonne pas vraiment avec moi. Peut être qu'un père de famille comme Damasio sera plus sensible à ce sujet, qu'il assimilera les enfants à la continuité de la vie et ce sera donc parfaitement aligné avec le livre, mais pour un geek comme moi, qui n'est le père que de 3 figurines Warhammer, il n'y a pas de lien entre un enfant et le détraçage. Au final, Damasio écrit pour un public qui lui ressemble, les parents avides de plus de liberté, notamment numérique, ce qui, en plus d'être très discutable en termes de marketing (évidemment on s'en ballec, je dis ça pour la blague) va à l'encontre du message initial, le livre déborde d'empreintes de l'auteur, de traces.
Un autre élément qui m'enkikine, c'est les glyphes laissés par les furtifs. Je prétends pas être le couteau le plus aiguisé du tiroir, peut être qu'une symbolique m'a échappée, mais pour moi, les furtifs, qui sont les antagonistes de la trace ne peuvent pas en laisser une, aussi mystérieuse soit elle. Vraiment je comprends pas ces glyphes, j'avais déjà pas compris dans La Horde, mais là rebelotte, si qqun peut m'expliquer, c'est cool.
Les glyphes et la gamine sont, pour moi, deux choses qui auraient pu ne pas être présent dans un livre long qui se suffit avec le reste.
Malgré tout, les furtifs continuent de hanter mes réflexions plusieurs mois après avoir lu ce roman, c'est d'ailleurs ça qui m'a poussé à écrire ce texte et, contrairement à une autre critique sur ce site qui ne s'embarrasse que d'un mépris fainéant, je ne pense pas que Damasio soit un boomer, au contraire, il transcende sa condition de vieil homme pour adapter la SF française, pour ne plus en faire qu'une compétition de combat de robot mais la faire vivre et évoluer, tout en restant capable de pondre des récits d'une pertinence inégalée sur des sujets tech brûlants. Enfin, quand même, c'est impossible de penser ça après avoir lu Serf Made Man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine, une de ses dernières nouvelles du recueil Au Bal des actifs.
Damasio dit aujourd'hui mettre de l'ordre dans ses affaires pour commencer l'écriture d'un quatrième roman, ça va encore prendre plusieurs années mais il sera lu le jour de sa sortie.