Étonnant voyage que ce roman à la prose lourde et magnifique qui vous embarque dans une contrée étrange où les statues poussent telles des fleurs dans d'immenses domaines où vit une civilisation complexe et rude.
Ce qui frappera d'emblée , c'est bien sûr le style, ample, riche, parfois touffu, parfois au contraire presque éthéré . Cette belle prose un peu surannée vous transporte corps et âme dans une espèce de voyage quasi-anthropologique, où un étranger apprend à connaitre l'étonnante civilisation des jardins statuaires.

Le roman ne se donne au départ pas d'autre but que le déroulement de cette découverte et cela peut agacer un peu, au fur et à mesure que s'égrènent les variantes et subtilités de la vie sur les domaines . Notre voyageur est-il un scientifique, un journaliste, un encyclopédiste du XVIII° siècle qui fait son "grand tour", on ne le saura pas. Toujours est-il que confronté à la fascinante contrée qu'il découvre, il élabore le projet d'écrire un livre. Et c'est bien ce livre, et la création de ce livre que l'on suivra d'anecdotes en anecdotes; comme on suivra la lente maturation du héros, qui d'observateur va peu à peu se transformer en acteur et presque leader de cette région qu'il explore.


Après un début assez aride donc, le livre commence vraiment son développement lorsque le voyageur ose enfin la question qui le tenaille : où sont donc les femmes, dans ce pays où seuls les hommes semblent être visibles? Et le livre semble être là pour répondre à cette question, les femmes y jouant un rôle central et presque iconique. Jacques Abeille développe superbement une civilisation étrangère où hommes et femmes ont des rôles immémoriaux très définis, où des coutumes ancestrales les séparent et les joignent de manière étonnante. C'est le côté anthropologique dont je parlais plus haut et Abeille nous propose un nombre effarant de rites et de coutumes exotiques et fort bien pensées.


Mais c'est aussi un livre de voyage, dans des contrées diverses (il y a maintes variations dans les domaines que le héros traverse et beaucoup de choses à y découvrir, à pied, ou à cheval). Le héros est donc tout le temps en mouvement, parfois seul, souvent accompagné d'un guide, toujours accueilli et parfois en danger. Le livre déroule son voyage tranquillement, sans urgence et la prose magnifique de Jacques Abeille couvre tous les temps morts. Domaines où les statues poussent en imitant leurs jardiniers, domaines où elles s'affolent, cimetières où elles dorment, domaines où elles menacent les hommes, on apprend beaucoup de choses, il y a quelque chose d'hypnotique à lire ces péripéties.


Et au loin, il y a les Barbares et leurs steppes, une sorte de terra incognita, une sorte d'envers à cet univers codifié et civilisé à l'extrême. C'est là, dans sa deuxième partie, que ce roman rejoint la tradition d'œuvres comme "Sur les falaises de marbre" de Junger, le "Rivage des Syrtes" de Julien Gracq et bien sûr le "Désert des tartares" de Buzatti. Car une fois exposé l'univers des jardins statuaires, c'est la problématique de leur chute imminente sous la menace barbare qui prend peu à peu le dessus de la narration. Mais contrairement à Gracq ou Buzatti, Abeille donne à son explorateur ici un rôle majeur dans le déroulement de l'angoisse qui saisira les domaines, car il en fera le messager involontaire de cette catastrophe à venir. Les jardins statuaires n'est que le premier tome d'une longue série d’œuvres où se joueront j'imagine les prévisions de ce volume.


Oeuvre, sinon profonde du moins interpellante, sur le thème de l'action sur le monde, oeuvre romanesque sur le thème de l'amour romantique, oeuvre aussi traversée de réflexions sociales (observations plus que réflexions d'ailleurs) sur le rôle des femmes, la tyrannie masculine, les conflits de générations et le poids des traditions, oeuvre enfin et surtout sur l'affrontement entre immobilité et mouvement, "Les Jardins statuaires" n'en finit pas d'interroger son lecteur de page en pages en pages, en collant au plus près des sentiments qui traversent son héros. Les jardiniers et leurs improbables statues méritent -ils de survivre, les Barbares sont-ils l'avenir? La création est-elle en effet une sorte de plante qu'il faut apprivoiser? Telles sont les questions sur lesquelles nous sommes amenés à réfléchir. Les pierres elles-mêmes vivent dans le temps, nous rappelle Jacques Abeille...


Un superbe bouquin donc, à l'introduction à la fois magnifique et poussive, mais qui peu à peu gagne en momentum, avant de vous engager totalement dans sa lecture et de vous emmener si loin , si loin... Bon, perso, je regrette un peu que le thème du livre et le style d'écriture soit si proche du "Rivage des Syrtes", car n'est pas Gracq qui veut (mais bel effort ). Mais le thème des statues est définitivement unique. Étonnante lecture, que je vous recommande!

nostromo
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le 6 mars 2014

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nostromo

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