A presque trente ans, Julien Libérat en est à dresser le morne constat de ses désillusions : musicien raté survivant chichement d’un « bullshit job » ubérisé, le voilà réduit à migrer dans un clapier en banlieue sud, à Rungis, alors que sa compagne vient de le mettre à la porte de leur morne vie commune. A bout de solitude, d’ennui et de manque de perspectives, il trouve un jour un dérivatif à sa déprime : Heaven, un monde parallèle reproduit, grandeur nature et à l’identique du nôtre, par un génie du métavers, Adrien Sterner.


Chronique piquée d’humour de ce que le numérique a déjà fait de nos vies, cette histoire extrapole le monde contemporain jusqu’à la dystopie, nous projetant dans le vertige de ces transformations à venir, dont nous nous doutons qu’elles seront majeures sans encore être capables de les appréhender. Au milieu des autres addicts aux écrans et au scrolling, englués avec leurs followers, leurs selfies, leurs likes et leurs posts dans la toile des réseaux sociaux, Julien vit « ensemble et séparé », connecté mais solitaire, hypnotisé par un mirage continu d’images affadissant un quotidien qui ne lui fait plus envie. Lorsqu’il découvre « une planète B virtuelle où tout est bien meilleur que chez vous », un métavers à taille réelle rendu habitable par la 3D et la réalité augmentée, par les avatars et les casques de réalité virtuelle, il se transforme en hikikomori du futur. Sans plus aucun désir de sortir de cet univers où ses succès, entre argent facile en crypto-monnaie et célébrité acquise en y écrivant des poèmes, n’ont aucune commune mesure avec ses déboires dans la vie réelle, il s’y immerge jusqu’à s’identifier à son reflet numérique : Julien devient son avatar Vangel.


Aussi terrifiant que fascinant, drôle et imaginatif, un brin caricatural, le récit pose de nombreuses questions : très humoristiquement, comme au travers de ce débat fictif sur l'avenir de la littérature, entre Alain Finkielkraut et Frédéric Beigbeder à La Grande Librairie ; mais aussi plus largement, sur des sujets métaphysiques. Comment expliquer le besoin d’un substitut virtuel si semblable au monde réel ? Tel le dieu de son Antimonde, Adrien Sterner se contente d’abord de mettre son Eden à la libre disposition des avatars, mais déçu par la médiocrité sans imagination de ces pâles copies d’humains qui reprennent tous nos travers, il se mue en dieu biblique, jaloux et vengeur, distribuant capricieusement faveurs et châtiments. Au milieu de tous ces zombies soumis comme des marionnettes à leur démiurge, un seul trouve toutefois le moyen d’affirmer son libre arbitre : Julien, au travers des poésies contestataires de son avatar, et, dès le préambule du récit, par son suicide retransmis en direct sur les réseaux sociaux.


Moralité : s’il est vrai que « les livres inventent, à leur manière, une réalité virtuelle » et qu’ « imaginer des antimondes » est « la définition même de la littérature », ils sont aussi cet irremplaçable vecteur d'une liberté de pensée et d’expression que les technologies les plus puissantes, même aux mains des pires dictateurs, ne pourront jamais museler. Coup de coeur.


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le 4 oct. 2022

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