Il y a un schéma classique des nouvelles de Lovecraft. Un personnage, consciencieux et scientifique se retrouve confronté à un événement inexplicable. Toutefois le personnage rumine tant qu’il peut pour trouver une explication rationnelle, mais à la fin il abdique le plus souvent dans la terreur. Pourquoi ? On pourrait dire que ce travail de trouver une causalité au phénomène mystérieux, de le faire rentrer dans une tentative d’organisation du monde c’est le rendre explicable et possible. Et là advient la terreur, le phénomène invraisemblable a une place dans une représentation rationnelle du monde, bien que cette place soit à l’écart, puisque le phénomène signifie la possibilité de quelque chose de terrifiant et défaisant la représentation rationnelle (ainsi la météorite dans La couleur tombée du ciel).
Les montagnes hallucinées ne déroge pas à ce schéma, l’aspect terrifiant en moins. En effet, l’aspect « conscience rationnelle » y est particulièrement développée, cela mettant à distance le lecteur de l’action. Lovecraft donne des éléments à caractère physiologique, anthropologique et historique concernant le peuple des Anciens. La perception du narrateur sur les Anciens passe d’une certaine crainte à une observation anthropologique. Observation qui lève bien des mystères, allant même à une sorte de pitié envers ce peuple disparu. Ce qui déclenche la terreur d’un des personnages n’est donc pas un de ces Anciens, mais une de leur créature, les shoggoths (créatures se présentant comme étant un amas de cellule pouvant prendre n’importe quelle forme, dont l’extraterrestre de The Thing de Carpenter s’inspire largement). Ce n’est pas par hasard que la terreur est insufflée par une créature multiforme, incarnant d’une certaine manière le chaos.
Le shoggoth, et cette idée de chaos qu’il charrie, vient perturber la rumination de la conscience scientifique. Il y a surement une tentative de la part de la science de vouloir atteindre un certain savoir total sur le monde. En tout les cas les personnages de Lovecraft désirent obtenir ce savoir (avec tous les aspects transgressifs que cela comporte). Mais devant cette prétention se dresse l’innommable phénomène qui fait sauter la représentation rationnelle. Là où le personnage, le sujet s’adonnant à la science (donc tentant de découvrir quelques secrets de l’univers) et faisant son enquête, le shoggoth, la météorite, Nyarlathotep, la musique d’Erich Zann, Cthulhu, la reconnaissance de son écriture dans un parchemin perdu au fond d’une cité antique, tout cela met un point d’arrêt dans la conscience. Là où le sujet pensait finir son voyage, il trouve quelque chose qui vient le diviser, lui faire accepter ce qui lui semblait inacceptable. Il en va de même avec l’inconscient. Celui-ci montre bien au sujet que ce qu’il entreprend peut se solder par un échec du rationnel, et ce qui apparait comme irrationnel a malgré tout une fonction, celle de montrer que ce que croyait vouloir le sujet n’est pas ce qu’il veut en réalité. Les nouvelles de Lovecraft illustrent à leur manière que le sujet de la science n’échappe pas moins à cette division que la plupart des sujets peuvent expérimenter, celle de l’inconscient/conscient.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre la phrase de Lacan :
Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n'y
arrive pas... Les mots y manquent... C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel.