"Les Mouches" est le célèbre mythe de la famille des atrides dans la mythologie grecque revisité par Jean Paul Sartre en 1943.
Il me semble utile de préciser succinctement le contexte de la pièce dans la mythologie grecque puis d'examiner les apports de la pièce de Sartre.
Pour faire très simple, les atrides sont une race maudite issue des descendants de deux frères Atrée et Thyeste, eux-mêmes enfants de Tantale et Pélops, pas tristes en termes de criminalité. Par jalousie ou par cupidité, des crimes, infanticides, parricides sont commis sous le prétexte de complaire à un dieu. Un des descendants est Agamemnon, roi d'Argos et mari de Clytemnestre, père d'Electre, d'Oreste et d'Iphigénie. Pour apaiser les dieux avant de partir pour la guerre de Troie, il immole sa fille Iphigénie, entraînant la haine irréductible de sa femme.
Clytemnestre prit un amant, Egisthe, pendant la guerre de Troie. De retour à Argos, victorieux, Agamemnon est assassiné par Clytemnestre et son amant qui installe Egisthe sur le trône d'Argos et déshérite ses enfants Electre et Oreste. Electre devient esclave et Oreste qui est alors très jeune est envoyé en exil pour le protéger. Passe une quinzaine d'années…
A ce stade, on voit qu'il n'y en a pas un pour racheter l'autre…
On en arrive à l'objet de la tragédie (telle que l'ont traitée Eschyle, Sophocle ou Euripide) qui est l'appel à la vengeance du meurtre de son père par Electre qui attend le retour de son frère Oreste pour l'exécuter. Lorsque Oreste arrive, il assassine sa mère et son mari, Egisthe, provoquant le déchainement des furies (les Erinyes) puis après l'apaisement des dieux, il est pardonné et récupère son trône.
En quoi va donc consister la relecture du mythe par Sartre ?
Tout d'abord, Egisthe et Clytemnestre qui sont coupables du meurtre d'Agamemnon vont, avec l'aide de Zeus (Jupiter dans la pièce), élargir la culpabilité à l'ensemble de la cité les rendant complices du forfait en y envoyant des mouches (les Erinyes) et en organisant une fête annuelle des morts où les morts remontent des Enfers pour tourmenter les vivants. C'est le moyen trouvé pour asservir efficacement la population.
Le jour de cette fête, Electre fait un scandale lors de la cérémonie en niant la culpabilité collective et en dansant.
Ce jour-là aussi, arrive Oreste (avec son précepteur et ami) qui trouble Clytemnestre qui ne l'a pas reconnu. Il se fait reconnaître d'Electre qui ne le considère pas à la hauteur de la tâche.
Zeus, qui a compris, lui, tente d'intervenir auprès d'Egisthe pour qu'il se débarrasse d'Electre et Oreste car ils risquent de détruire l'ordre établi s'ils mettent à exécution leur désir de vengeance. Egisthe, las de tous ces crimes, refuse.
Le destin s'accomplit alors. Oreste assassine Egisthe puis sa mère, Clytemnestre. Electre, volontaire et même instigatrice dans un premier temps est désormais horrifiée devant les crimes commis et devant l'essaim de mouches que leur envoie Zeus. Elle se plie alors à la loi des dieux.
En ce qui concerne Oreste, on a affaire à un homme libre sur qui Zeus n'a pas de pouvoir. En ayant violé la loi des dieux, il menace directement l'ordre établi et la légitimité des dieux.
Désormais, Oreste ne ressent pas de remords et sa liberté lui permet de juger si ses actions sont justes ou non sans avoir besoin du code moral imposé par les dieux. Il considère que son action était juste. Il décidera de délivrer la ville d'Argos des mouches en partant et emportant avec lui les Erinyes.
Ceci appelle deux remarques :
- Il ne faut pas oublier le contexte de la pièce écrite en 1943 : on peut reconnaitre en Zeus, l'oppresseur allemand, en Egisthe le pouvoir asservi, coupable et prônant le repentir dans la population (le pétainisme), en Oreste, le résistant
- Chez Eschyle, Oreste quitte la ville, poursuivi par les Erinyes et va à Athènes, avec l'aide d'Apollon, défendre et justifier son crime devant la déesse Athéna. Il y obtiendra gain de cause et les Erinyes se transformeront en Euménides, créatures bienveillantes.
En conclusion, la vision de Sartre qui transparaît à travers cette pièce c'est l'opposition entre l'ordre moral édicté par les dieux qui permet d'asservir les gens et la liberté individuelle, qui permet d'agir selon son propre jugement. On pourrait aussi considérer la morale chrétienne de pardon, de repentir voire du rachat du forfait par un seul homme mais je n'en suis pas du tout sûr car, la morale chrétienne ne me semble pas être de "profiter" ensuite de ce rachat pour "libérer" les hommes.
"Le secret douloureux des dieux et des rois, c'est que les hommes sont libres" dit Zeus à Egisthe lorsqu'il lui recommande d'agir et éliminer Oreste. Ceci confirme bien que les si les hommes ne sont pas libres (ou ne se sentent pas libres), c'est qu'une force les maintient asservis à leur insu.
J'ai apprécié la pièce d'un point de vue plutôt littéraire car elle semble déjà très riche de diverses pistes de réflexion, que je partage ou pas. Je ne connais pas ou peu la philosophie existentialiste de Sartre qu'il a bien dû mettre en application dans cette pièce. Mais, à mon niveau, il reste des zones d'ombre que je prends, j'admets sans trop comprendre ce que Sartre a voulu dire :
- La plus importante est le comportement étrange d'Electre qui change : voici quinze ans qu'elle vitupère contre sa mère et son beau-père en considérant qu'ils se sont emparés du pouvoir après s'être débarrassé de son père, appelant de ses vœux une vengeance ; et voilà qu'au moment de l'action, la colère retombe et elle regrette et se repens … (chez les tragiques grecs, il me semble que ce n'est pas le cas)
- Le personnage de Zeus est appelé par Sartre, Jupiter, par son nom latin qui est donc anachronique : comme je pense que Sartre n'est pas inculte et a dû faire les meilleures études classiques (surtout à son époque), il doit bien y en avoir une raison.
Si un lecteur, bienveillant, a la réponse à mes deux interrogations, je suis preneur…