"Les Nuits Blanches", ce fut mon premier choc Dostoïevski, comme un coup de massue avant d'entamer son oeuvre colossale. C'est avant tout le choc de la solitude. La solitude a de particulier qu'elle est à la fois subie et imposée par le rejet par autrui de sa différence, de son individualité, mais également choisie et entretenue par le solitaire lui-même. Pourquoi donc entretenir la solitude me direz-vous ? Par masochisme et par misanthropie vous répondra le héros des "Carnets du Sous-Sol". Moi je vous dirais que c'est par bienveillance envers soi-même, dans un souci auto-protecteur, pour s'épargner les souffrances potentiellement causées par le rapport avec autrui, car "L'enfer c'est les Autres".
Tout comme n'importe quel solitaire volontaire, le personnage principal vit par le rêve, par le fantasme, et il est très peu confronté à la réalité, notamment celle des rapports humains. Il fuit la réalité, à travers des impressions, à travers des visions, à travers des émotions, et tout cela est vécu d'autant plus intensément à l'intérieur de son être, qu'il n'a personne avec qui les partager. C'est ainsi que cette nouvelle illustre cruellement le paradoxe de la solitude choisie. Le renfermement sur soi dans une perspective auto-protectrice est voué à l'échec, car celui-ci renforce la vulnérabilité au monde et aux autres.
Le héros est un être vivant endormie dans ses rêves, prêt à s'enflammer pour la première beauté féminine qui se présentera sous ses yeux, et qui s'ouvrira quelque peu à lui, car sa longue vie de solitude a totalement exacerbé sa sensibilité. Il y a tout de même dans l'esprit du solitaire, un espoir sourd de rencontrer une femme, de vivre une grande histoire d'amour, de vivre des émotions hors du commun, et de partager ensemble le sublime. Comme vous l'imaginez, le contraste entre une vie de solitude extrême et des espoirs amoureux si grands laissent présager un dur et cruel retour à la réalité pour le rêveur quand il rencontrera une femme, l'amour étant le stade supérieur de l'amitié, que le rêveur ne connait déjà pas. La marche est trop haute pour lui, et la chute le sera don d'autant plus pour le héros, dans une fin de récit froide et sans concessions, totalement déchirante. On renferme le livre littéralement abasourdi...
Je me suis toujours demandé quelle part de conscience il y avait dans la cruauté exercée dans le cas d'un amour non partagé, comme moyen de pression sur l'autre, comme moyen d'anéantissement de l'autre. Dostoïevski conceptualise par cette nouvelle la friend-zone, ou plus précisément la rien-zone, il montre comment la femme éternellement courtisée se sert des hommes les plus vulnérables comme éponges de leurs émotions, et comme plans-b pour recevoir de l'amour symbolique, de la flatterie, et de l'affection, puis finalement décide de s'en débarrasser quand elles n'en ont plus besoin, en prenant l'apparence de la bienveillance, en prétextant l'éventualité d'une amitié future qui sera inexistante. Accès de perversion, d'égocentrisme ou simplement un déficit de compassion et d'intelligence émotionnelle ? Chaque lecteur pourra en juger quand il assistera à la scène finale quand elle se jette dans les bras de son ancien amour devant notre héros déchu, ou quand il lira les lettres finales qui sont un modèle de cruauté féminine ordinaire que je résumerais par : "Viens à mon mariage mon toutou tu vas t'éclater !"