Conformément à leur engagement, les éditions Leha ont poursuivi fin 2018 leur marathon de l’impossible en publiant en français le deuxième tome de la décalogie Eriksonienne. Pour marquer le coup, l’auteur avait été convié à un tour de France des librairies permettant à quelques heureux de le rencontrer, le passer au grill et se faire dédicacer un exemplaire du précieux sésame.


L’organisation d’un tel évènement a dû constituer un véritable casse-tête pour la jeune maison d’édition (planning perturbé, relecture accélérée ?), d’autant qu’il s’agit d’un pavé de 900 pages, avec toujours plus de noms et concepts étranges, nécessitant un travail considérable dans un calendrier particulièrement serré.


Or, au risque de l’oublier, commençons par l’éléphant dans le couloir. Cette édition comporte des problèmes formels qui n’avaient pas été rencontrés dans le premier tome à sa sortie : très nombreuses coquilles, horreurs du type « malgré que », tournures de phrases trop longues et alambiquées… La maison d’édition a admis le problème et s’est engagée à ce que le souci ne se reproduise pas. Il est même probable que des modifications soient apportées pour les futurs tirages.
C’est d’autant plus souhaitable que le style Erikson est complexe et que le lecteur a besoin de toute sa concentration. Bien sûr, la tolérance varie d’un lecteur à l’autre et il se peut que vous ne soyez pas spécialement incommodé.


En ce qui me concerne, la lecture a été rendue difficile, d’autant que le style littéraire est plus complexe que dans le premier tome : plus ampoulé, moins carré. Les phrases sont plus longues et parfois difficiles à comprendre. De l’aveu même du traducteur (Nicolas Merrien), ce changement est autant dû à l’alternance de traducteur d’un tome à l’autre qu’à l’auteur lui-même qui fait évoluer son style au fil de son cycle.

Impossible donc d’en tenir totalement rigueur à cette édition qui a essayé de rester fidèle à un choix artistique de l’auteur. De fait, le style de ce roman met la forme au service du fond. Le lyrisme donne corps à l’ambiance désertique teintée d’onirisme de ce deuxième tome qui tranche radicalement avec celle du précédent.


Sans entrer dans les détails, certains éléments de l’intrigue seront abordés librement à partir d’ici, rendant conseillée la lecture du roman préalablement à celle de cette critique.


Les Portes de la Maison des Morts ne constitue pas la suite officielle des Jardins de la Lune. Comme l’auteur l’a expliqué, le véritable deuxième tome aurait dû être Les Souvenirs de la Glace (finalement devenu le tome 3). Alors qu’il en avait presque terminé la rédaction, il a perdu l’intégralité de son travail. Désabusé, il n’est pas parvenu à le réécrire dans l’immédiat et il a préféré se consacrer aux Portes de la Maison des Morts dont les évènements se déroulent en simultané. L’ordre important peu, il lui a logiquement attribué le numéro deux du cycle.


Ce tome 2 s’éloigne des terres de Genabackis pour s’intéresser à un autre continent, Sept-Cités, qui va à son tour connaître des évènements dramatiques. Ambitieux, l’auteur a décidé de multiplier les intervenants et points de vue, à travers 3 pans qui ne vont pas nécessairement se croiser et qui n’atteignent pas le même degré d’intérêt chez le lecteur.


Le premier révèle le contexte : une rébellion prophétisée, connue sous le nom de Tourbillon, va brutalement naître à l’encontre de l’occupant, l’empire Malazéen. Une vague de violence sans précédent va déferler sur le continent et le défigurer à tout jamais. Durant tout le roman, cette rébellion va se chercher un visage qui ne manquera pas de surprendre quand il se révélera.


Simultanément, une course à l’Ascendance s’instaure entre deux dangereuses races de changeurs de formes : les Solipris et D’ivers. La Voie des Mains, chemin balisé à suivre, guide ces candidats et va rapidement les mettre sur la route de différents protagonistes qui auront fort à faire pour ne pas devenir des victimes collatérales de leur course, en particulier lorsqu’ils atteignent la Maison des Morts.


Enfin, ailleurs sur le continent, une autre course contre la montre se lance, pour la survie cette fois. Mise à feu et à sang par la rébellion, la ville d’Hissar n’est plus sure pour les civils malazéens qui la peuplent et ceux-ci doivent être évacués sans attendre pour éviter un génocide. Seule solution pour le chef militaire en charge de cette évacuation : conduire la Chaîne des Chiens, une caravane humanitaire désespérée, à travers tout Sept-Cités pour atteindre la ville d’Aren, dernier bastion malazéen, avec des milliers de poursuivants acharnés et déterminés.


Si le Tourbillon et la Voie des Mains offrent de bons moments, impossible de ne pas trouver le temps long durant certains chapitres qui n’offrent pas d’avancée marquée. De même, ces arcs connaissent certains moments d’égarement qui questionnent sur l’intérêt des évènements narrés. Ce problème vaut essentiellement pour la première moitié du roman, tant la seconde offre un rythme soutenu rarement connu dans un roman de ce genre. Les 300 dernières pages sont folles, la mise en place finale du puzzle scotche et impressionne par la maîtrise de l’auteur. En outre, il se peut que ces passages étranges du roman trouvent leur justification dans les tomes à venir.


En revanche, que dire de La Chaîne des Chiens, de toute évidence l’arc narratif le plus réussi et le plus passionnant du roman. Cette course éperdue à la survie est vécue à travers les yeux d’un historien qui offre un point de vue original. Les protagonistes dégorgent de classe et de charisme. Les affrontements ne tombent jamais dans la redite et surprennent souvent par leur déroulé, qu’il s’agisse d’escarmouches ou de batailles rangées. Comme dans le premier tome et pourtant bien peu mis en avant, les Brûleurs de Ponts font montre d’une détermination sans pareille et régalent durant les affrontements par leur côté « tête brûlée ».
Alors que l’attachement aux personnages n’était pas jusque-là le point fort du cycle, cet arc scénaristique a clairement changé la donne. Le déferlement d’émotions durant les chapitres consacrés à cet arc m’a durablement marqué, en particulier en fin de roman. Il sera difficile de l’oublier, cette Chaîne des Chiens.


Seuls quelques rescapés du premier tome font leur apparition (Apsalar, Kalam, Violain et Crockus), les autres sont des nouveaux venus. Mais qu’il s’agisse de Felisine, Heboric, Baudin, Icarium ou Mappo, ces nouveaux personnages parviennent tous à intéresser et à éviter le piège du manichéisme.
Sur ce point spécifique, Felisine est fascinante. En dépit du fait qu’elle m’ait agacé par son comportement et ses réflexions durant tout le roman, je ne peux pas m’empêcher de profondément aimer ce personnage qui n’a eu d’autre choix que de se créer une carapace très (très) épaisse. Sa renaissance n’en est que plus salvatrice et dramatique.


La relation entre Icarium et Mappo est particulièrement réussie également, même si le final les concernant déçoit un peu. L’impression d’un ballon de baudruche qui se dégonfle est terrible, d’autant que l’auteur avait fait monter la sauce durant de longs chapitres. Pour autant, le choix d’un chemin sans fin « entretenu » par le loyal Mappo pour protéger Icarium rend d’autant plus tragique leur destinée.


Enfin, ce sont bien les intervenants de la Chaîne des Chiens qui emportent tous les suffrages : qu’il s’agisse de Duiker, l’historien d’abord observateur puis soldat, de Coltaine, le Poing stratège et autoritaire en charge de la caravane, de Bult, Liste, Accalmie, des mages enfants et bien d’autres. Ces personnages vont me manquer.


Comme à son habitude, Erikson rend la lecture peu évidente en ne mâchant pas le travail et en obligeant le lecteur à accepter de ne pas tout comprendre. La contrepartie est que certains passages peuvent manquer de clarté et il m’est arrivé de ne pas saisir ce que je venais de lire, tant dans le déroulé d’évènements que dans leurs potentielles répercussions.
De même, certaines séquences m’ont semblé ratées. La rencontre avec Ombretrône dure bien trop peu de temps et le dialogue qui s’instaure manque cruellement de naturel. De même, la fuite des mines d’Otataral sur le vaisseau dans la Garenne avec un mage fou, un dragon et un autre vaisseau dont l’équipage est mort sans vraiment l’être m’a semblé un peu confus. Les réponses viendront peut-être dans les tomes futurs, mais beaucoup de questionnements en ont découlé en ce qui me concerne.


Par contre et de manière très satisfaisante pour les frustrés par l’opacité du premier tome (dont je fais partie), Erikson n’y va pas à moitié s’agissant des révélations sur son monde. Qu’il s’agisse des maisons Azath, de l’affrontement ancestral entre Jaghuts et T’lan Imass, de la voie de l’Ascendance (Cotillon et Ombretrône), du fonctionnement des Garennes et bien d’autres, il a clairement lâché les chevaux. Tout finit par trouver une explication, rendant impressionnante sa maîtrise d’un univers si vaste et profond qu’il finit par questionner.
J’ai demandé à Erikson comment il avait fait pour conserver la maîtrise de son récit, sans se perdre, tant celui-ci est ambitieux (monde gigantesque, histoire traversant les millénaires, peuplades caractérisées, riches et nombreuses, concepts originaux…) et donc sujet à la perte de cohérence et d’intérêt. Il m’a expliqué que sa manière d’écrire s’apparente à un cavalier qui monte un cheval particulièrement fougueux, qui essaye sans arrêt de s’emballer et de le désarçonner, l’obligeant à garder en tête sa destination et à garder la maîtrise de la monture en serrant les rênes et les jambes. J’ai aimé cette image qui me semble parfaitement adaptée au travail (voyage) qu’a dû constituer pour lui la rédaction de ces romans.


Les Portes de la Maison des Morts laisse une bien étrange impression lorsque la dernière page se tourne, ressemblant à de la déception. Mais après quelques jours et avec un peu de recul, une autre sensation apparaît : celle du manque. L’emprunte est profonde. Meurtri, le lecteur a l’impression d’avoir été labouré par une œuvre monstre, le cœur piétiné par la cruauté des destinées.


Ce roman gagnera à être relu, pour bénéficier d’un autre éclairage sur certaines séquences opaques. Il semblerait que certaines réponses se trouvent dans les tomes 3, 4 et 5. Par chance, ils ne tarderont plus longtemps.
De même, Erikson est un auteur qui s’interroge et invite le lecteur à une réflexion sur le rôle des dirigeants, l’image qu’ils laissent et la malédiction du pouvoir. Quelques réflexions m’ont paru très intéressantes, en particulier quand vient la rencontre entre Kalam et Laseen ou encore durant l’épilogue de la Chaîne des Chiens.


En tout état de cause, ce roman a conforté plusieurs certitudes : le cycle du Livre des Martyrs est différent de ce que la fantasy offre habituellement, d’une ambition folle et démesurée ; la lecture de chaque tome est une épreuve mais questionne sur nos autres lectures.


Une nouvelle fois, merci aux éditions Leha qui m’ont permis de rencontrer Steven Erikson le jour de mon anniversaire. L’auteur a d’ailleurs dû se livrer à un bien étrange exercice de style en faisant la promotion d’un roman sorti...en 2000 et dont le dernier roman du cycle est paru...en 2011.
J’en profite pour glisser un mot sur l’homme, qui m’a troublé par sa gentillesse, son accessibilité et son érudition. Je n’oublierai jamais cette rencontre, il y avait quelque chose dans son regard, comme une étoile éteinte, comme s’il en savait trop, sur le monde et les hommes, leur folie et l’inéluctabilité. Il m’a semblé particulièrement en accord avec son œuvre.
Plus que jamais, j’attends la suite du cycle qui semble parti pour chambouler à jamais ma vision de ce que doit être la fantasy.

FlibustierGrivois
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le 10 févr. 2019

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