Lire la critique sur mon blog
Les Raisins de la colère ou la danse macabre des désincarnés. Car, malgré le nombre important de personnages principaux (la famille Joad) et de personnages passants que la famille croise tout au long de leur route, les personnages ne sont pas des personnes incarnés et considérés en tant qu’individu ; ils sont au service d’une représentation (parfois assez archétypale mais cette impression vient peut-être de ce que les codes sociaux contemporains ont beaucoup changés), au service d’une idée qu’ils incarnent.
Nous voyons bien que cela sert le propos de Steinbeck qui montre dans ce roman comment la société et la pauvreté peut réduire des êtres humains à leur essence la plus animale : car c’est là tout le propos de l’auteur que de montrer comment une société humaine, soudée en une communauté vivante, peut être réduite aux plus stricts instincts de survivance.
Au fur et à mesure de la lecture, cette pression devient plus en plus palpable, c’est une sorte de malaise que j’ai personnellement ressenti, moi qui au début du roman me suis prise d’un respect immense pour ces personnages désœuvrés, contraint de quitter leurs terres pour trouver du travail, au fur et à mesure de cette lente descente aux enfers, j’ai eu l’impression de les voir peu à peu se transformer en animaux guidés par leurs instincts primitifs (la survie, la nourriture et la protection de sa portée).
Peu à peu, les personnages incarnent de plus en plus des carcans sociaux et familiaux : la mère-louve qui se sacrifie corps et âme (elle s’empêche même de penser car ce n’est pas là le rôle qu’elle doit avoir pour sa famille qui cherche en elle la force de continuer), cette mère nourricière dont le seul pouvoir se restreint petit à petit à la simple alimentation de sa portée avec ce qu’elle peut trouver pour les nourrir ; les grand-parents qui ne sont pas assez robustes pour survivre à cette société ; le prêtre désabusé qui profère des discours en quête d’un sens à la vie ; la fille enceinte qui représente l’espoir d’une progéniture permettant la persistance de la lignée… A l’heure actuelle, ces archétypes et ce fonctionnement familial peut paraître désué, on se dit qu’il serait impossible de voir cela de nos jours, mais c’est là toute la puissance des œuvres classiques que de traverser les âges : témoignage historique tout autant qu’avertissement car une société comme la nôtre qu’on dit pourtant civilisée pourrait reproduire à nouveau une telle déchéance humaine. Aujourd’hui, on représente cela dans des séries où une épidémie de zombie ravage la race humaine : est-ce bien différent de ce que nous montre Steinbeck ?
Les Raisins de la colère est sans aucun doute un roman tout aussi dérangeant aujourd’hui qu’il a pu l’être en 1937 car la lecture de ce livre nous met face aux faiblesses de l’Humain qui doit se nourrir pour vivre, et donc travailler pour gagner l’argent pour se nourrir. C’est restreindre l’Homme que de le réduire à cet état de fait mais c’est que justement on oublie souvent que le reste de la vie (les loisirs, les plaisirs, les relations humaines, la création…) n’est somme toute pas vitale : sans nourriture du corps, pas de possible nourriture de l’esprit.
Alors, on se dit : quelle chance de vivre dans un monde où la survie n’est pas quotidiennement pesante, quelle chance de pouvoir trouver une essence plus existentielle à la vie, d’avoir autre chose, quelque chose de plus. Mais si nous n’avions plus cela, quels seraient les survivants ? Ceux qui comme la famille Joad n’hésitent pas à se réduire au plus simple appareil de l’humain pour un bout de pain, pour nourrir sa portée, mais après quel sens à la vie ? Steinbeck semble nous répondre que justement ceux qui cherchent un sens à la vie ne sont les plus faibles car les personnages qui l’incarnent dans ce roman sont ceux qui ne survivront pas.