Il n’est pas facile, aujourd’hui de présenter une œuvre aussi battue et rebattue que "Les Regrets "de Joachim Du Bellay, parce que c’est une œuvre qui nous apparaît tout d’abord comme scolaire : ses problématiques ne nous touchent pas comme nous touchent celles de Baudelaire, sa beauté nous semble rendue lointaine par les différences d’expression, et l’apprentissage par cœur, parfois encore aujourd’hui, mais surtout dans la Communale de la IIIème République, du fameux Sonnet 31 « Heureux qui, comme Ulysse … » nous le présente comme un livre « vieille France », auquel on n’accorde qu’un respect poli.
La difficulté, et la richesse, se trouvent renforcés par la situation de l’œuvre dans l’histoire littéraire, ce qui est revendiqué par Du Bellay, notamment par la présence des destinataires, hommes de lettres et poètes, auxquels sont adressés la plupart des sonnets, et par le retour constant sur sa propre écriture : Du Bellay commente ce qu’il fait en même temps qu’il le fait. C’est que cette œuvre fait encore partie de la fondation de la poésie française, dont les prodromes se trouvent certes avant (Villon, Charles D’Orléans, Marot, pour les plus connus, mais il y en eut beaucoup d’autres), mais que Du Bellay a théorisé et annoncé en 1549, soit 6 ans plus tôt, dans la Défense et illustration de la langue française, puis poèmes à l’appui avec L’Olive. Mais, celui qui s’est véritablement engouffré dans la brèche, qui est devenu le « poète national », c’est Ronsard, qui en quelques années a expérimenté un nombre incroyable de genres, tous aussi bien maîtrisés. Alors Du Bellay, après un silence entrecoupé de poèmes en latin, peu traduits, comme tous les poèmes néo-latins de l’époque (pourtant très nombreux, et avec quelques perles), écrit Les Regrets, pour ouvrir des voies où Ronsard ne s’était pas engagé. Etant donné la postérité de ce texte, on ne peut que dire que sa tentative est une réussite. Du Bellay ouvre la voie à un style complètement nouveau, avec cette légèreté du « style bas » dans une forme pourtant complètement maîtrisée. L’œuvre marque donc par son brio, et par sa portée littéraire. C’est donc bien un livre indispensable dans l’histoire littéraire.
Mais, si nous ne portons pas d’intérêt spécial à cette histoire littéraire, si nous voulons vraiment ressentir un effet esthétique profond à la lecture d’un recueil, faut-il se tourner vers Du Bellay ? Il y a effectivement de très grandes réussites. Le Sonnet 31, bien que devenu une sorte de lieu commun dans l’enseignement, ce qui est toujours déplaisant, est un abîme sans fond. Les jeux de correspondances, de reprises de certains morceaux de vers dans plusieurs sonnets, crée un labyrinthe fort sympathique. Aussi, Du Bellay expérimente, on le voit se débattre avec ses poèmes, essayer différent styles, on le suit dans ses voyages, ses rencontres, ses pensées quand il rentre dormir chez lui ; le sentiment de proximité est ce qui rend Du Bellay attachant. Surtout, sa capacité à faire du lecteur un ami qu’on accompagne dans la lecture (ce que Montaigne, qui aimait beaucoup ce recueil, lui reprendra) crée une lecture d’un agréable retrouvé nulle part ailleurs, une sensation de tranquillité et de beauté légère, paisible même dans le ton le plus élégiaque et dans la satire la plus violente.
Cela dit, cette beauté légère et amicale, si elle est vivace, ne m’a jamais totalement satisfaite. Il m’a toujours manqué, dans mes lectures de ce recueil, une élévation, ce sentiment de hauteur qu’on prend à la lecture d’un chef-d’œuvre. Je ne l’ai pas, non plus, trouvé dans Ronsard, auteur qui lui aussi me semble trop lointain. Dans la période suivante, dans ce qu’on appelle le « second baroque », se trouvent par contre des perles qui vont droit au cœur, comme les sublimes "Sonnets de la mort" de Jean de Sponde, ou les poèmes de Christofle de Beaujeu (réuni dans une seule édition française sous le titre Entouré de silence), ou Flaminio de Birague (ces trois poètes étant d’une modernité complètement époustouflante), ou le grand Agrippa d’Aubigné. A la lecture de ces poètes-là, on ressent, en plus de la maîtrise, ce sentiment d’élévation qui, je trouve, manque chez Du Bellay.
(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/les-regrets-joachim-du-bellay)