la contingence du lien entre le modèle de la plantation et la traite atlantique : Grenouilleau remarque que l'investissement massif de l'Europe dans la mise en valeur économique du Nouveau Monde est un comportement assez inédit de la part de conquérants, qui ont plutôt tendance à extraire les richesses existantes et à se greffer sur les flux de production existants. De même, il note que l'exploitation d'une main d'œuvre arrachée à l'Afrique n'était pas la seule solution envisageable — elle a été “contrainte” en partie par la fermeture de la mer Noire (auparavant source de captifs) après 1492, cependant que le travail des Blancs européens engagés sous contrat n'a pas été négligeable (plusieurs centaines de milliers de personnes). Au total, le fait historique massif de la traite atlantique n'est pas la résultante mécanique d'une fatalité, mais la combinaison de plusieurs éléments originaux ;
le racisme a suivi la traite : dans le cas oriental aussi bien qu'en Europe, l'apparition d'une idéologie raciste justifiant systématiquement l'intériorité des Noirs par rapport aux non-Noirs a été suscitée par l'esclavage plutôt que l'inverse (ce qui n'exclut pas des stéréotypes négatifs, parfois très violents — voir à ce sujet, à propos d'une période méconnue, l'intéressant article “Was Black Beautiful in Vandal Africa?”). A contrario, l'opinion publique de périodes antérieures à la traite s'est montrée étonnamment juste et dépourvue de préjugés : en 1571, le Parlement de Bordeaux déclare illicite le commerce d'esclaves en France et prononce la libération d'une cargaison amenée par un négrier précoce ;
sans minorer pour le moins du monde la cruauté d'ensemble de la traite, Grenouilleau dément certaines idées reçues à son sujet : le transport transatlantique, quoique très coûteux en vies humaines, l'est plus plus pour les marins que pour les esclaves (ce qui n'est pas si étonnant pour qui a lu des descriptions de la vie en mer jusqu'à une période assez récente) ; le non-renouvellement naturel des populations d'esclaves ne s'explique pas par la cruauté des traitements mais plutôt par le déséquilibre des sexes (et certaines régions du Brésil et des États-Unis connaissent dès le XVIIIe siècle des populations d'esclaves en croissance naturelle) ;
l'abolitionnisme, qui fait aujourd'hui figure de vieux combat progressiste, un peu désuet et moraliste, était une entreprise tout à fait inédite. Le travail forcé de femmes et hommes dépersonnalisés par la déportation a caractérisé l'essentiel des sociétés humaines. À partir du XVIIIe siècle et pour la première fois, des Européens ont tâché d'exporter la vision de la société qu'ils appliquaient à domicile (peu ou pas d'esclaves en Europe à cette époque) au nom de sa supériorité morale : l'abolition de l'esclavage est une des premières luttes et un des premiers triomphes de l'universalisme. Mais ce combat pionnier de l'universalisme occidental est aussi, dès le début, lié à l'impérialisme, puisqu'il manifeste la domination anglaise sur les mers — la marine britannique se permet ainsi de couler des navires négriers battant pavillon brésilien devant les côtes du pays, ce qui aurait pu former un véritable casus belli mais finit par contraindre le Brésil à éteindre l'esclavage. Grenouilleau suggère même que l'abolitionnisme aurait pu être un compagnon de route du colonialisme, en montrant leurs convergences (conversion de la traite en commerce, idée de l'édification des Noirs et de la mission morale de l'Occident). Pour autant, l'universalisme ne se résume pas à un faux nez de l'impérialisme et révèle une vraie abnégation : l'abolition précoce de la traite par le Royaume-Uni pour ses nationaux lui aurait fait perdre près de 2 points de PIB en moyenne entre 1806 et 1863. L'éternelle ambiguïté de l'universalisme se trouve donc toute entière contenue dans l'une de ses premières manifestations ;
dans sa perspective d'histoire au long cours, Grenouilleau tend (non sans beaucoup de prudence) à rejeter l'idée selon laquelle la traite aurait été un facteur crucial de l'industrialisation de l'Europe. L'apport de la vente d'esclaves à la FBCF britannique au XVIIIe siècle n'est que de 0,11 pts de PIB, et le système de la traite dans son ensemble (marché africain pour les produits industriels, vente d'esclaves, revenus du sucre) a un effet d'entraînement modeste par rapport à des dynamiques économiques purement internes, et la traite n'est pas un marché extraordinairement profitable en moyenne. D'autres pistes semblent plus intéressantes pour donner à la traite un rôle structurel : sa participation à un “capitalisme aventurier” (plus proche de Schumpeter que de la “révolution industrieuse” de Jan de Vries), son rôle dans la formation des marchés en Afrique, etc. ;
l'approche d'ensemble de Grenouilleau, atlantique et orientale, a beaucoup été abordée comme un moyen de dédouaner les Occidentaux (ce qui n'apparaît aucunement dans le livre) en comparant les chiffres des déportations. Son intérêt va pourtant beaucoup plus loin que cette comptabilité : elle permet de restituer la traite comme un phénomène d'ensemble, reliant un centre (l'ouest de l'Eurasie et le nord de l'Afrique) à une périphérie (l'Afrique subsaharienne). Plutôt que de ressusciter le choc des civilisations (en critiquant un monde arabo-musulman qui aurait déporté encore plus d'esclaves que les Européens, sans songer à abolir l'esclavage dans un second temps), la perspective ouverte par Les Traites négrières rapproche plutôt les histoires de l'Europe et du Moyen-Orient par leur partage d'un phénomène commun.