The Waves est souvent présenté comme le roman le plus expérimental et le plus ardu de Virginia Woolf. Il est certainement expérimental : tout son texte, à l’exception de quelques brefs interludes descriptifs, se compose seulement des pensées rapportées d’un petit groupe de six personnages (Rhoda, Susan, Jinny ; Louis, Bernard, Neville), qui commentent en pensée les mêmes situations ou pensent les uns sur les autres. En revanche, je ne l’ai pas trouvé exceptionnellement difficile, ou moins, en tout cas, qu’un To the Lighthouse. L’abstraction même du roman oblige son auteur à se cantonner à un registre souvent psychologique, parfois descriptif et poétique. Éloigné des aspérités du réel, The Waves évite les subtilités les plus difficiles du stream of consciousness et s’offre assez facilement à son lecteur (ce n’est pas non plus Oui-oui).
Les six narrateurs de The Waves représentent toute la contexture du roman, et il est donc essentiel de s’arrêter sur eux. Chacun est “caractérisé” (characterized) de façon assez épurée, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils versent dans le simplisme. Beaucoup sont au contraire dotés d’une équation personnelle intelligente : c’est notamment le cas de Susan, qui cherche sa “dissolution” dans l’harmonie de la vie domestique, sans que cette poursuite se départisse jamais d’une ombre de tristesse. Même lorsque les personnages se résument à des tensions plus simples (comme c’est le cas, me semble-t-il, de Louis ou Jinny), ils sont “approfondis” par le jeu de reflets que permet la multiplicité des narrateurs. Enfin, la poésie que Woolf prête à leur intériorité donne à leurs pensées une intensité rare, qui donne l’impression de suivre pas à pas leurs inflexions mentales (“But nature is too vegetable, too vapid. She has only sublimities and vastitudes and water and leaves. I begin to wish for firelight, privacy, and the limbs of one person.”).
Cela ne veut pas dire pour autant que les personnages de The Waves puissent être renvoyés à des personnages de roman classiques : les détails sur eux sont très rares, et servent alors d’accessoire (le “père banquier à Brisbane” de Louis est moins un arrière-plan qu’un mobile de son insécurité sociale). En fait, ces six personnages formeraient plutôt des reproductions d’une image kaléidoscopique, comme n’est pas loin de le formuler Bernard lui-même, lorsqu’il les décrit comme une “six-sided flower; made of six lives”. On a comme l’impression que Woolf poursuit plusieurs chemins qu’elle a pu elle-même frôler — le plus vibrant étant bien sûr celui de Rhoda, dont on devine qu’elle s’est suicidée en se jetant d’une falaise — comme dans un pressentiment, dix ans avant, de la mort de Woolf elle-même.
Pour bien comprendre ce projet, il me semble falloir se tourner vers Percival, le septième personnage, qui, contrairement aux autres, ne participe au monologue intérieur, pas plus qu’il ne parle (il ne prononce qu’un seul mot : “No”). Il est admiré par les autres, en même temps qu’il incarne une certaine idée de la tradition : fort et sportif, affublé d’un prénom arthurien, il part dans les Indes pour accomplir le rêve colonial britannique ; il aime la plus conventionnelle des membres du groupe ; c’est un personnage de vitrail, à deux dimensions, formé d’aplats, là où les autres sont composés d’un mélange remuant et insaisissable. Les six tendent vers le silence qu’incarne Percival : celui-ci leur tend l’idéal d’une abjuration du Moi, d’une conjuration des ennuis d’une insupportable individualité (ainsi Rhoda, pour conclure un accès d’angoisse, choisit naturellement de se définir : “I am also a girl, here in this room”). Mais cela n’est-il pas un leurre ? Percival meurt sans gloire, tombé d’un cheval ; et Bernard, le plus libre des six, finit par oser blasphémer en pensée contre l’idole de jeunesse, se disant que son nom était après tout ridicule. On en viendrait presque à tenter de proposer comme une chahada woolfienne : “j'atteste qu'il n’y a pas d’autre moi que moi”.