Passer d'un film de Tarantino à ce livre si délicat, c'est un peu comme se délecter d'un macaron artisanal à la violette concocté par le meilleur ouvrier de France en sortant de chez Mc Do. Laissons donc tomber un instant la vulgarité d'un monde en rupture de sens pour nous couler gentiment dans l'univers feutré d'une grande maison de maître anglaise, à l'ordonnance discrètement mais implacablement orchestrée par un majordome d'un immense professionnalisme, Mr. Stevens. Même quand il jouit de quelques jours de congé exceptionnels et amplement mérités, cet insigne "butler", ce que l'Angleterre peut produire de plus fin en la matière, passe son temps à méditer sur les enjeux de son travail, dont nous n'avons pas d'équivalent strict en France. Suivre ses pensées raffinées autant que corsetées est un régal d'immersion dans un monde suranné aux codes d'une complexité affolante. Voilà du dépaysement mental de haut vol, dans une langue délicieusement désuète et à laquelle l'"understatement" est ce que, de nos jours, l'hyperbole est aux sketchs des humoristes à la mode. Autant dire qu'on change de planète. Ce cher monsieur Stevens part donc, dans l'automobile de Sa Seigneurie, retrouver une ancienne collègue de travail, Miss Kenton, à quelques jours de là. L'occasion d'une flânerie dans la campagne anglaise, tandis qu'il bat mentalement les cartes des grands événements de sa vie professionnelle à Darlington Hall. On pourrait penser qu'on passe le week-end avec Carson, de Downton Abbey. Extravagant. Mais surtout pas aussi déplaisant qu'on pourrait le croire, car Stevens sait penser, ce que Carson n'a jamais eu l'occasion de démontrer. Ça devient tellement rare qu'on a l'impression de trouver un Avatar rayonnant devant sa porte en partant au boulot par une matinée pluvieuse. En deux chapitres à peine, j'ai été ravie à mon époque et propulsée dans un temps où l'humilité le disputait à la plus inconcevable hauteur de vues. Un mélange dont on ignore à peu près tout désormais, et je suis sidérée de l'habileté et de la profondeur de cet écrivain vivant qui sait manier avec autant de virtuosité des codes dont on pourrait penser qu'ils sont tombés dans l'oubli le plus total depuis plusieurs décennies. Comme si un jour quelqu'un se réveillait en parlant l'égyptien du Nouvel Empire. Bref, difficile de dire combien cette plongée dans une Angleterre qu'on croyait disparue a de charme et de profondeur. Comme quoi, le Prix Nobel, ça n'est pas la Légion d'Honneur... Les concepts qui servent de fondement à ce récit de voyage a priori anodins sont d'une universalité et d'une intemporalité qui garantissent d'être touché par leurs ramifications inattendues. Non, vraiment, un très beau voyage, à qui le film avec Anthony Hopkins et Emma Thompson rend l'hommage qu'il mérite. Même s'il ne dispense absolument pas de s'offrir cette lecture délectable.