Il y a des dizaines de romans cachés dans les 800 pages des Voyageurs de l'Impériale, qui à chaque fois vous prennent par la main pour vous raconter l'homme : l'homme enfant se soulant de nature, l'homme amoureux d'un fantôme, ou d'une croupe aguicheuse, l'homme artiste, religieux ouvrier ou rentier, l'homme lâche qui ne peut pas partir et l'homme lâche qui préfère s'en aller, l'homme qui réfléchit, celui qui choisit d'oublier, l'homme qui vit dans ses rêves et l'homme qui en deviendra fou, l'homme qui de toute façon regrette, et souffre, et continue. Ou s'arrête. Ou se tait.

Pour chacun d'entre eux, Louis fait à façon. Jamais dans tout le cycle du Monde Réel il n'aura développé un tel trésor de situations, de styles, de personnages. Il regarde, il regarde, il regarde, puis nous raconte. Les digues lâchent, le récit part dans toutes les directions, et pourtant le fleuve en delta va de la source à la mer sans se perdre en route. On voyage, c'est tout. Avec un putain de style que finalement à mes yeux personne jamais n'a pu égaler. Puisque les comparaisons n'ont aucune utilité, et les échelles de valeurs aucun intérêt, on peut s'en payer une petite tranchette : Marcel est forcément le plus grand écrivain français du XXe siècle, mais le plus grand romancier c'est Louis. Qu'est-ce que cet enfoiré faisait donc à la réalité pour qu'elle se couche à ses pieds, béate, offerte, pantelante, n'attendant plus de lui que l'ultime estocade ? Louis-Ferdinand la saoule et la bat, lui il lui fait l'amour. Ses phrases, pardon, mais c'est irrésistible : elles s'enroulent, reviennent, déjouent les pièges qu'elles se posent à elles même, et se balancent, sublimes, fragiles, comme la flute du charmeur de serpent. Implacablement.

A mon avis le miracle Aragon (outre le fait que son écriture a un effet physique sur moi, et qu'à le suivre, essoufflé, dans sa course à travers les âmes, les rues et les tintinnabulements ridicules de la Vie qui va sans un regard pour nous, j'ai l'impression d'être plongé dans un bain d'idées et de sensations si fortes que j'ai envie de hurler de bonheur ou hurler de malheur - on appelle ça la Joie ?), le miracle donc c'est cette manière ironico-tragique qu'il a, pour regarder les hommes se débattre au milieu d'une existance trop grande ou trop petite pour eux, d'allier l'intelligence et l'instinct. Deux faces d'une seule et même pièce : on ne saurait dire s'il comprend parce qu'il a senti ou s'il sent parce qu'il a compris. Mais une chose est sûre : il rit parce que c'est encore la plus belle façon de pleurer.

Chaiev
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Oh Louis !, Itinéraire Bis (livres) et On the Row (2012)

Créée

le 18 août 2012

Modifiée

le 19 août 2012

Critique lue 1.5K fois

41 j'aime

11 commentaires

Chaiev

Écrit par

Critique lue 1.5K fois

41
11

D'autres avis sur Les Voyageurs de l'impériale

Les Voyageurs de l'impériale
Poivron-du-parc
8

Le roman contre l'homme seul

Je me mis à regarder mes voisins de l’impériale non plus comme des compagnons de hasard, qui s’égailleraient aux stations successives, mais comme les voyageurs mystérieusement choisis pour traverser...

le 21 août 2024

Les Voyageurs de l'impériale
HenriMesquidaJr
8

Critique de Les Voyageurs de l'impériale par HENRI MESQUIDA

Les Voyageurs de l'impériale est un roman de Louis Aragon, publié en 1942. Il s'agit du troisième titre du cycle romanesque Le Monde réel, après Les Cloches de Bâle et Les Beaux Quartiers. Pierre...

le 23 août 2015

Du même critique

Rashōmon
Chaiev
8

Mensonges d'une nuit d'été

Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...

le 24 janv. 2011

287 j'aime

24

The Grand Budapest Hotel
Chaiev
10

Le coup de grâce

Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...

le 27 févr. 2014

270 j'aime

36

Spring Breakers
Chaiev
5

Une saison en enfer

Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...

le 9 mars 2013

244 j'aime

74