Immersion passionnante dans le quotidien du peintre, dans ses galères, dans son travail, dans ses relations avec les autres. C'est un livre avant tout émouvant car les lettres nous font entrée dans l'intimité d'un peintre que tout le monde, aujourd'hui, adore. Mais les lettres de Vincent (c'est comme cela qu'on a envie de l'appelé après lecture) à son petit frère sont passionnantes à bien d'autres niveaux, notamment sur la notion de travail, mérite, talent.
Quand on parle de Van Gogh aujourd'hui, on nous dit en gros que c'était un génie fou qui a fini par se couper l'oreille. A partir de là, on se construit une image du peintre (on ne peut pas s'empêcher de ne pas le faire) qui s'avère absolument erronée. En effet la première chose qui frappe quand on lit les lettres, c'est à quel point Vincent travaillait dur et à quel point aussi il était exigeant avec lui-même. Il dit de certains de ses tableaux ou dessins qui ont aujourd'hui une valeur inestimable que ce n'est pas encore ça, qu'il a encore beaucoup de travail à faire pour qu'il puisse les vendre. Il est obsédé par la peinture, jour et nuit, même lorsqu'il lit c'est pour mieux peindre. Il travaille intensément, de cinq heures du matin à minuit...
... parce qu'il n'a pas le choix. Il faut qu'il vive de son art et n'y parvient pas. L'argent n'a pas d'âge et à l'époque de Van Gogh c'est une obsession tout aussi présente que de nos jours dans le quotidien des pauvres gens (comme disait Oscar Wilde, "Il n'y a qu'une catégorie de gens qui pensent plus à l'argent que les riches, ce sont les pauvres"). Et pour cause, il ne mange parfois que du pain pendant plusieurs jours. Seul son frère, Théo, parvient à l'aider financièrement. Mais Vincent n'abuse pas de son frère, c'est le moins que l'on puisse dire, il tombe même malade de misère. Et pourtant il continue à aider ceux qu'il aime, comme une prostituée qu'il prend sous son aile avec sa fille.
Si Van Gogh n'avait pas été face au mur, nul doute qu'il n'aurait jamais été Van Gogh. Il a travaillé si dur parce qu'il n'avait pas d'autre solution. On peut séparer le monde, je crois, en quatre catégories : ceux qui ont de l'argent et qui travaillent dur (ce sont ceux qui dirigent le monde), ceux qui ont de l'argent et qui ne travaillent pas (ce sont les fainéants qui s'en sortent toujours mais n'accomplissent jamais rien de leur vie, conscient du filet (les proches) qui les sauvera coûte que coûte), ceux qui n'ont pas d'argent et qui ne travaillent pas (ce sont les pauvres qui restent pauvres) et ceux qui n'ont pas d'argent et qui travaillent dur, parmi ceux-ci il y a de nombreux grands artistes qui sont grands parce qu'ils ont pris le risque de tout perdre pour accomplir quelque chose de grand. Van Gogh c'est celui qui n'avait pas d'argent, qui a travaillé dur pour compenser, et qui a pris le risque de tout perdre pour accomplir quelque chose de grand : n'était-ce dont pas évident qu'il accomplirait quelque chose de grand ?
Attention, Van Gogh n'était pas seulement un travailleur, mais aussi quelqu'un de brillant. Car bien qu'il connaît des échecs dans sa vie, il n'en demeure pas moins bluffant sous bien des aspects. Un exemple simple : la première partie des lettres est écrite en Néerlandais (sa langue maternelle) et la deuxième partie en Français. Dans un Français presque (mais vraiment presque presque) parfait. Van Gogh a lu des livres en Français et a appris à écrire le Français comme cela, très rapidement sans erreur. Qui peut en dire autant ?
Sur le plan historique, pratique, c'est également fascinant. Vincent voyage beaucoup, en France, à Londres, en Hollande, bref. Avec les moyens de l'époque, les changements d'adresses qu'il communique à son frère, on entre vraiment en immersion dans une autre époque.
Enfin, sur la folie, les lettres montrent (tout comme pour Virginia Woolf) la stupidité du cliché du "peintre génial fou". Non, Van Gogh n'est pas génial et fou en même temps. Quand il est fou, il n'est plus génial, il est malade !
Je passe sur ses relations formidables avec les autres impressionnistes (notamment celle avec Gauguin longuement développée dans les lettres), sa relation avec son frère (il y aurait tant à dire), sa relation avec l'art (ses tableaux parlent pour lui).
La fin tragique, tout le monde la connaît. Elle prend une tournure ironique aujourd'hui, le peintre qui n'aura jamais réussi à vendre ses tableaux plus chers que ce que cela lui coûtait en matériel. Peut-être que le propre du génie est d'être en avance sur son temps et que logiquement donc il ne peut être ni compris ni reconnu par les gens de son époque. Mais on ne peut s'empêcher de penser en fermant le livre, "Ah, s'il savait...".
[Qu'y a-t-il a jeté dans ces lettres ? Pourquoi pas 10/10 ? Simplement parce que certaines lettres, notamment celles où il défend Sien pendant des dizaines de pages, ne sont pas des plus intéressantes pour nous. Bien sûr, on ne peut pas en vouloir à Van Gogh qui ne pensait pas qu'on lirait ses lettres plus d'un siècle après sa mort.
Après avoir lu ce livre, je n'ai qu'une envie, c'est de rentrer à Paris pour aller contempler ses tableaux. Avec une image intime de Van Gogh dans mon esprit, le regard sera différent.]