Sur deux décennies débutant au milieu des années quatre-vingt, Marin Ledun nous propose un roman noir et policier autour du commerce des cigarettes manufacturées et de ses enjeux (financiers et sanitaires). Exprimé ainsi, le sujet peut sembler un poil rébarbatif, d’autant plus pour l’ancien fumeur que je suis et qui n’a réussi, pour l’instant, à soigner sa dépendance que dans le vapotage… Cela dit, il m’a suffi de risquer un doigt dans l’engrenage pour être aussitôt happé par une histoire dont la puissance narrative m’a souvent rappelé celle de « La griffe du chien » de Don Winslow (immense compliment, pour moi, tant j’ai apprécié ce dernier livre !). Les deux évoquent le marché de la drogue et les cadavres abandonnés dans son sillage. En fait, ils ne sont séparés que par une question de degrés. Car si, à la différence de la nicotine, le commerce de la cocaïne est réprimé, il n’en demeure pas moins que la nocivité du tabac engendre toujours plus de contraintes légales et de taxes qui ont également fini par rendre son trafic très juteux. Et quand il y a de l’argent en jeu, la corruption et les drames humains ne tardent pas à poindre… Ils se déploient en France, en Italie, dans le Monténégro et jusque sur les circuits de F1. Voilà pour le cadre.
Qu’en est-il des personnages ? Difficile d’en repérer des sympathiques, en fait…
Le principal, David Bartels et sa propension à consumer sa vie au rythme des cigarettes qu’il enchaîne. Toujours actif, voire hyperactif, flairant les bons coups pour le compte de ses clients, l’entreprise European G. Tobacco. Son but ? Accroître sa fortune et son pouvoir. Rien de bien répréhensible à l’époque du capitalisme débridé… Sa méthode ? Le marketing flirtant avec la corruption. Plus précisément ? D’abord convaincre des scientifiques (un chèque dans une main, une prostituée dans l’autre, une matraque dans la troisième) à engager leur réputation pour contrer le discours adverse concluant en l’extrême dangerosité du produit. Ou encore infiltrer toutes les strates de l’État (ministère, parlement et j’en passe) pour retarder les mesures de santé publique visant à baisser la consommation de cigarettes. Pour cela, celui qui apparaît progressivement comme une sorte de Parrain (ou de Seigneur du ciel, référence à la Griffe du chien) s’appuie sur les services de Sophie Calder, alias Valentina, maquerelle à la tête d’une agence de relation publique, pour ne pas dire de putes de luxe. Et si la persuasion ne donne rien, il appelle Anton Muller, son pitbull dévoué. Dangereux, fidèle, efficace, ce mercenaire exécute ses ordres sans discuter. Sa seule erreur ? Épargner un témoin gênant quand il s’agit de régler son compte à Hélène Thomas, une gamine qui en sait trop et peut les relier au braquage des trois camions d’ammoniaque (et du massacre consécutif). Alors oui, notre tueur peut faire preuve d’empathie, il a sans doute trop visionné de Disney dans sa jeunesse. Et puis, il y a aussi Eduardo Rojas, l’associé qu’on a imposé à Bartels après son premier faux pas, un cadre de European G. Tobacco, un beau parleur intelligent et charismatique, commercial hors pair qui sait galvaniser ses troupes de représentants lancées à l’abordage des buralistes pour privilégier la marque qu’il sert, et parmi eux Raphaël, son préféré et amant, obsédé de sexe et de reconnaissance.
Face à cette mafia, les forces de l’ordre s’organisent en prenant leurs temps, peut-être un peu trop au regard des millions de victimes générés par cette industrie. Un moine-soldat les dirige, Simon Nora. Frustré par la déroute de sa première enquête, dans les années quatre-vingt, avortée grâce au génie de Bartels, il ne vit bientôt plus que pour l’abattre et, à travers lui, dénoncer les méthodes criminelles des cigarettiers. Nora ne s’est jamais vraiment remis de son premier échec et depuis il suit la fumée. Il ne s’arrête jamais, sacrifie tout à son sacerdoce, ne vit que pour lui. Il ne se doute pas qu’un second grimpeur escalade l’autre versant de la montagne de fric. Le lieutenant Brun recherche d’abord la jeune fille disparue, dans les années quatre-vingt, puis il renonce à la ramener chez ses parents lorsqu’elle lui explique l’enfer vécu dans sa famille. Quand il la recroise des années plus tard en traquant un réseau de proxénétisme, il devient touchant dans sa propension à vouloir la protéger, quitte à menacer toute la résolution de l’affaire.
Parlons à présent de la manière : dans un style épuré, Marin Ledun mitraille son histoire. Chacune de ses phrases évoque une rafale de kalachnikov propice à créer rapidement une ambiance hallucinatoire. Un peu comme un boxer à la limite du KO ou un junkie flirtant avec l’overdose, l’enchaînement des chapitres m’a placé dans une transe rappelant celle offerte par cette substance au cœur du récit, la nicotine, quand je la consommais sans modération, certaines nuits, entres potes puis en boîte, une cigarette entre les doigts tout en sautant sur la piste de danse en gueulant les refrains de L’Homme pressé, m’instillant ainsi ce surplus d’énergie nécessaire à me transporter jusqu’à l’aube, heureux mais enroué. Tout ça sans baisser de régime pendant 608 pages. Bref, ce roman m’a pris à la gorge dès l’entame, m’a poussé dans les cordes, et j’ai bien failli défaillir, puis il est devenu très rapidement addictif. Un point pour lui. Un livre dont le sujet s’accorde à la forme, ce n’est pas si commun. Et surtout, ça fleure bon la grande littérature !