Voici sans aucun doute l'un des écrits majeurs de la philosophie politique et morale du dernier millénaire. Celui qui avait l'ambition (en 1651) d'être l'oeuvre somme et avant-gardiste du britannique Thomas hobbes et qui peut aujourd'hui se voir comme la genèse officieuse et bien évidemment anachronique du concept de laïcité deux siècles et demi avant sa légifération française, celui qui veut la séparation de l'état et de la religion dans les affaires politiques. Celui qui vaudra à son auteur d'être menacé d'un procès pour athéisme et hérésie par le parlement anglais.
L'originalité de ce livre est de se servir de la fameuse figure de la créature mythologique du Léviathan pour illustrer l'existence et la pertinence d'états forts qui doivent selon lui être craints autant que respectés s'ils veulent être efficients et durer dans le temps. Pour se faire Hobbes va, à la manière d'un Machiavel être très militant à l'idée d'une souveraineté étatique et despotique consentie avec le peuple, au point même de donner le sentiment de vouloir substituer le totalitarisme chrétien de son temps par un autoritarisme, voire même parfois par un autre totalitarisme gouvernemental et politique débarrassé de la théologie. Là où une promesse de paix pactisée avec un état justifierait à elle seule une obéissance bornée et aveugle de tous les sujets pour toujours.
Nous avons donc affaire à un livre très critique et acerbe envers l'église catholique et le pouvoir ecclésiastique que Hobbes accusent (dans un interminable chapitre de plus de 100 pages) de vouloir faire descendre le royaume des cieux et de Dieu sur Terre pour être eux-mêmes Calife à la place du Calife. Hobbes va beaucoup se servir de l'Ancien et du Nouveau-Testament pour démontrer que l'église romaine s'arroge une autorité suprême qu'elle ne devrait pas avoir.
Ceci fait le philosophe va pouvoir militer pour que sa conception du pouvoir souverain (qui proviendrait d'une sorte de pacte entre les états et les peuples visant à sortir les gens de leur état de guerre, de conflit et de compétition permanents) soit enseignée dans les universités qu'il dit gangrenées par la chrétienté et par ce qu'il appelle "la fausse philosophie" avec la scolastique. Autrement dit son but ultime est de remplacer la révélation divine enseignée par de l'éducation civique beaucoup plus terre à terre. Hobbes précisera d'ailleurs vers la fin que sa dialectique et sa rhétorique sont surtout à lire non comme quelque chose de factuel mais basé sur du droit. Et là est l'ambition folle de ce bouquin qui se présente comme "inventeur du mythe de la souveraineté", comme celui qui "jettera les bases de la tradition politique moderne" et comme "l'un des rares textes fondateurs de la philosophie à la manière de la République de Platon". Sacré programme.
C'est vraiment difficile de restituer la richesse thématique de ce Léviathan dans une critique tant c'est dense et foisonnant. Sa grande particularité c'est aussi l'originalité dont son auteur fait preuve pour illustrer ses démonstrations. Je pense au passage où il compare le fonctionnement du pouvoir du corps législatif aux organes du corps humain, poussant l'analogie jusqu'à comparer ce qui peut nuir au corps humain à ce qui peut nuir à la souveraineté d'un état. Ou encore à tout son discours qui afffirme la nécessité de se référer et de s'inspirer de la fiabilité et de la rationalité empirique de la géométrie pour produire de la connaissance plus concrète et objective.
Ce qui est aussi l'un des gros points forts du livre c'est que pour éclaircir tout ça Léviathan va se doter d'aphorismes en marge et de notes de bas de pages assez brillantes. J'aimerais vous faire part d'une de ses notes présente au début du chapitre 6 pour vous faire comprendre à quel point elles sont qualitatives car très complètes, précises et détaillées :
"Dans ce chapitre il sera question de l'animal humain, considéré pour ce qu'il est, un corps. Hobbes y définit de la sorte les premiers éléments d'une anthropologie morale matérialiste, dont les trois axiomes fondamentaux peuvent être énoncés sous cette forme : a) les passions de l'animal humain sont des mouvements internes du corps ; b) les passions sont simples (non composées) et réductibles au plus et au moins ; enfin c) les catégories morales (bon, mauvais, etc.) sont déterminées par les passions, autrement dit, rien n'est bon ou mauvais en soi, mais seulement perçu comme étant utile ou nuisible, agréable ou nocif etc. Cette physiologie matérialiste, entièrement au service d'une science de l'humain comme corps, est évidemment un fondement essentiel à la science politique de l'action que Hobbes bâtit ; elle élimine la référence aux essences, c'est à dire disqualifie définitivement les non-sens de la philosophie universitaire et, du même coup, elle induit une politique : l'état visera à canaliser les passions, ce qui est la condition de la paix civile."
"Paix civile", "canalisation des passions humaines" que les plus sceptiques pourront interpréter comme des conditions surtout nécessaire à la mise au pas de la plèbe qui sera ici surtout vu comme une horde de moutons disant amen à tout ce qui est décrété par l'état, le tout sans remise en question posible. C'est pourquoi j'assimile aussi ce livre (en plus de Edward Bernays et de Machiavel pour l'idée cynique du pouvoir souverain dictatorial) à du Gustave le bon et à "La psychologie des foules" dans la manière qu'il a de percevoir le peuple : surtout bon à donner les pleins pouvoirs à l'état et à légitimer une autocratie (dans le sens d'une souveraineté jamais contrôlée) consentie et instituée mutuellement en amont.
Cela étant ça reste une oeuvre philosophique importante où on apprend des tonnes de choses et qui reste passionnante et impresionnante par sa faculté de faire appel à autant de champs de la connaissance pour établir son projet politique.