Chapoutot le goupil
Excellent timing de parution ! Ce livre est vraiment réjouissant. Pas pour son sujet, le management et le nazisme, mais pour la puissance qu'il peut avoir dans le débat public, ou plutôt dans...
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le 31 janv. 2020
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Expédions l’avertissement que quiconque se sentira obligé de fournir en parlant de Libres d’obéir : l’auteur n’y affirme pas que les managers sont des nazis. Disons qu’il montre que le régime nazi a pratiqué une forme de management dont on trouve encore des traces en 2020. Voilà qui est plus précis.
Est-ce moins embarrassant ? Savoir que Reinhard Höhn, « sorte de Josef Mengele du droit, son homologue, en tout cas » (p. 78) a formé des générations de managers de RFA des années 1950 aux années 1990 démangera peut-être quelques ultralibéraux qu’encombre encore un peu de morale.
Ceux-là – et ils sont plus nombreux – qui tiennent l’économie de marché et tous ses corollaires pour de purs mécanismes idéologiquement neutres, dont le degré de nuisance dépendrait exclusivement de celui qui est aux commandes, ceux-là, disais-je, risquent d’être un peu plus perturbés « par la continuité entre les idées, thèmes et obsessions des années 1930 et 1940 et celles qui gouvernent l’œuvre historienne et managériale de Reinhard Höhn des années 1950 aux années 1990 […] – l’obsession de la race, du péril juif et de la conquête du Grand Espace vital mis [sic] à part » (p. 93). C’est que le propos ne consiste pas à dire que les nazis auraient été des gestionnaires comme les autres : l’ouvrage ne perd jamais de vue la visée génocidaire constitutive du nazisme, il la replace simplement dans son contexte, dont le management fait partie.
À cet égard, Libres d’obéir se place parmi les travaux qui refusent d’expliquer exclusivement le nazisme par la folie d’un seul homme, d’un genre de Grand Hypnotiseur qui aurait, à lui seul, su fasciner soixante-cinq millions d’Allemands. Il s’agit plutôt de montrer qu’« au croisement de l’idéologie, du politique et de l’économique, la Menschenführung nazie, cette pensée du management, fut une des expressions majeures de cette caractéristique du IIIe Reich […] : ce régime fut participatif, car il visait à produire du consensus » (p. 131). On objectera que « produire du consensus » est un projet commun à la plupart des régimes politiques, dictatures comprises ; mais là encore, j’admets que ça n’a rien de confortable.
Comme Johan Chapoutot a aussi écrit sur ce qu’on est bien forcé d’appeler une histoire culturelle nazie (1), il replace la pensée managériale nazie dans son contexte, par exemple en rappelant à quel point le nazisme était opposé à l’État (« la tonalité, sinon la sensibilité, “socialiste” du national-socialisme […] n’a jamais été prise au sérieux par Hitler », p. 71) ou en écrivant : « L’obsession [dans la phraséologie nazie] de la “vie”, de la “proximité à la vie”, de la “vitalité” et le rejet de toute procédure ou système “étranger à la vie” peut nous surprendre : la métaphore organique, et le registre biologique sont omniprésents. […] La vie est flux, et tout obstacle à la circulation des forces et des fluides engendre une thrombose dangereuse pour la “race”, voire fatale » (p. 28).
Mais ce qui est bel et bien critiqué par Libres d’obéir – et qui lui donne son titre –, c’est le principe de management qui s’est généralisé dans les dernières décennies. Quiconque a déjà exercé un emploi salarié autre qu’un travail manuel – et encore – s’est sans doute déjà vu assigner par sa hiérarchie des objectifs intenables et / ou absurdes (2). Il a peut-être aussi connu de ces audits, et rencontré de ces chargés de mission qui dans le meilleur des cas ont quelques réserves quant à la mission dont on les a chargés.
Ce système d’organisation par « “la tactique de la mission”, en allemand Auftragstaktik » (p. 102) a précisément été mis au point par Höhn, s’inspirant des théories militaires du général prussien Otto von Scharnhorst, mentor de Clausewitz, ce qui en relativise par ailleurs la modernité.
Car d’une manière générale, l’ouvrage est aussi une critique du capitalisme – et c’est là que l’avertissement dont je parle en tête de cette critique est peut-être l’arbre qui cache la forêt. (Amusez-vous à relire le passage de la page 28 que j’ai reproduit ci-dessus en remplaçant « race » par croissance…) Exagère-t-il ? Certes non, si on se dit que le nazisme aurait moins nui sans le soutien de Krupp ou d’IG Farben.
On pourrait croire que oui, si on se concentre sur les dernières pages du livre. On y lit par exemple qu’« en poussant la destruction de la nature et l’exploitation de la “force vitale” jusqu’à des niveaux inédits, les nazis apparaissent comme l’image déformée et révélatrice d’une modernité devenue folle – servie par des illusions (la “victoire finale” ou la “reprise de la croissance”) et par des mensonges (“liberté”, “autonomie”) dont les penseurs du management comme Reinhard Höhn ont été les habiles artisans » (p. 141).
Tour de passe-passe rhétorique ? Je ne crois pas. Comme tout très bon historien, Johann Chapoutot connaît le poids et le sens des mots – dans le passage qui précède, tout repose sur « déformée et révélatrice ». À ce titre, la mise en garde qu’il adresse me paraît beaucoup plus intelligente – plus efficace ? pas sûr… – que le discours consistant à dire que l’économie de marché protège du totalitarisme.
Après, j’imagine qu’un passionné de management – il y en a, je vous assure – peut trouver Libres d’obéir intéressant. Après tout, dans l’aide à l’indexation qui se trouve page 8 (et qui sert d’aide à l’indexation dans les bibliothèques où il y a encore des gens pour ouvrir les livres qu’ils indexent), on trouve les rubriques « Technologie : / services de l’entreprise : / gestion générale ».
(1) Ça grince, hein, les mots culturelle et nazie côte à côte ? Il me semble qu’en son temps, Levinas avait écrit Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme dont le titre embarrassera tout autant les tenants de l’explication binaire barbarie / culture. Libres d’obéir parle de l’Allemagne nazie comme du « lieu paradoxal d’une “modernité réactionnaire” qui mit au service d’un projet en partie archaïque (retour aux origines, guerre zoologique) toutes les ressources de la modernité scientifique, technique et organisationnelle » (p. 129).
(2) Il me semble que la bullshitisation des jobs dont parlait David Graeber vient en partie de là. Par ailleurs, dans un tel système, les supérieurs hiérarchiques sont rarement capables – et encore plus rarement désireux – d’exécuter les ordres qu’ils donnent. Comme ce fonctionnement s’est étendu à des activités non marchandes (par exemple l’éducation) sous la forme du New Public Management, il y fort à parier pour que dans dix ans, on le trouve aussi naturel que le fonctionnement du système digestif ou la rotation des planètes.
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Créée
le 14 nov. 2020
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