Si je devais me rappeler mes premiers émois amoureux lorsque j'avais 13 ans, je penserai à Aurore et ses légères tâches de rousseur sur les joues, ses yeux verts quand il faisait soleil, ses yeux gris quand il pleuvait. Je penserai à Vinciane et ses cheveux bruns, son sourire et sa main dans la mienne, moite de sueur à l'idée de l'embrasser. Je penserai à Clémence, ses cheveux blonds et son grain de beauté au menton, à la pénombre de la salle du cinéma et ses doigts qui frôlaient les miens, en priant que la séance ne s'arrête jamais. Ces amours de jeune adolescent m'ont longtemps hanté, et je sais que bien des fois je les ai inconsciemment recherchées à travers d'autres filles, d'autres femmes, à essayer de retrouver la sensation d'un ventre qui se tord d'excitation et de peur quand la bouche s'avance, à admirer la danse du soleil dans leurs cheveux étalés sur l'oreiller jusqu'à la chair qui se découvre, qui explore, qui hésite et qui explose. Nous oublions rarement ceux et celles que nous avons aimé. Leurs portraits tapissent les murs de nos mémoire, leurs prénoms restent au coin de nos lèvres, figés dans un temps révolu, qu'on le veuille ou non.
Dans "Lolita", de Vladimir Nabokov, Humbert Humbert, âgé de 13 ans, connaît le coup de foudre, le grand amour pour une fillette de son âge, en la personne d'Annabel Leigh. Les deux enfants sont faits l'un pour l'autre mais leur histoire d'amour, aux prémices de l'adolescence, reste inachevée quand Annabel meurt brusquement du typhus. Durant 24 ans, Humbert Humbert va alors inlassablement rechercher le visage de ses premiers émois à travers chaque fille qu'il croisera. Cependant, notre personnage a des goûts particuliers en matière de femmes. Elles ont entre 9 et 14 ans. Conscient de l'immoralité de ses désirs, Humbert Humbert tente de les réprimer et se soulage tant bien que mal chez des prostituées à l'aspect juvénile. Jusqu'au jour où il rencontre Dolorès Haze, 12 ans, sa Lolita.
Ce roman est d'une rare ambivalence qui ne peut qu'interpeller le lecteur. Le livre se présente comme une longue confession qui s'étale sur presque 30 ans, d'un obsédé sexuel, jugé pour meurtre. Sa force réside dans le choix de narration interne, le lecteur pris dans le "je" d'Humbert Humbert. Vladimir Nabokov choisit de ne pas prendre parti sur la nature morale de la relation entre les deux personnages, il entraîne le lecteur dans les tréfonds de l'âme et les pensées les plus immondes d'Humbert Humbert mais sans lui permettre de garder un recul nécessaire et une vue d'ensemble. Nous suivons les aventures d'Humbert Humbert et Lolita, à travers un voyage qui dure 2 ans dans l'Amérique des années 50, nous assistons à l'évolution de leurs relations, une obsession dévorante qu'Humbert Humbert qualifie de passion amoureuse et sexuelle pour la jeune fille, jusqu'à l’inéluctable. Là est tout le génie de Nabokov, il arrive, au long du récit, à rendre cet homme, pédophile, limite attachant. On en viendrait presque à le plaindre tandis qu'on se prend à détester Dolorès, Lolita, cette nymphette qui semble le séduire, se jouer de lui pour mieux le faire souffrir jusqu'à l'abandonner. Ainsi, il n'est jamais écrit une seule fois qu'Humbert Humbert est pédophile. Il n'est jamais écrit qu'il viole Lolita. Pire encore, leur première relation sexuelle semble être de l'initiative de la jeune adolescente. Mais il ne faut pas oublier que nous lisons cette histoire à travers le regard d'Humbert Humbert, les descriptions de Lolita et de son comportement sont par définition non fiables. A la lecture de ce livre, deux sentiments se livrent un duel sans merci, d'un côté on ne peut qu'admirer l'écriture de Nabokov et d'un autre, on se sent mal à l'aise à l'idée de trouver des excuses voire de cautionner la pédophilie du narrateur fictif. Ce livre dérange car il fait appel aux désirs les plus obscurs et tente d'expliquer l’innommable. Ce livre est une fiction, un exercice de style. Il ne faut pas oublier cela. Il est regrettable que de nos jours le terme "Lolita" soit devenu la définition d'une "fillette aguicheuse", il est regrettable qu'on inverse le rôle de la victime et du bourreau dans les histoires de viols, d'inceste, de pédophilie. Dans une réalité juste et équitable, Dolorès ne serait pas Lolita mais simplement une enfant de 12 ans manipulée par un homme de 40 ans, il n'y aurait ni compassion pour Humbert Humbert ni sentiment de haine envers Lolita.
"Lolita" est un livre à lire, c'est un classique, un chef d'oeuvre de la littérature moderne et est souvent cité comme l'une des œuvres les plus marquantes du XXe siècle mais je suis conscient qu'il n'est pas à la portée de tous. Lorsque j'ai lu ce livre, j'avais à peine 18 ans et je me souviens combien l'image de Lolita m'avait marqué sans me soucier réellement de son âge. Mais j'ai grandi depuis et les souvenirs de mes premiers amours restent dans un coin de ma mémoire, ils prennent la poussière, sagement, tranquillement, sans qu'ils viennent troubler mon esprit. J'ai connu d'autres amours, risibles ou importantes, plus âgées ou plus jeunes que moi, certaines ont eu les yeux verts ou gris, le soleil a dansé dans leurs cheveux posés sur l'oreiller tandis qu'elles me souriaient, j'ai compté leurs grains de beauté pour jouer à saute-mouton avant de m'endormir, mais chacune avait sa propre identité.
Vincent Lahouze