Lolita, je l'ai lu comme mon premier roman russe. Mais si on réfléchis un peu, il tient une drôle de place dans la littérature russe. Je veux dire, l'oeuvre n'a finalement de russe que son auteur : le cadre est américain et la langue d'écriture n'est autre que la langue de Shakespeare. Mais c'est peut-être aussi ce qui fait que cette œuvre a sa place parmi les œuvres de littérature russes : l'Amérique vue par un Russe à travers le personnage d'un Européen (d'un français, plus précisément) donne à ce roman une force de narration incomparable. Le regard d'un américain sur son propre pays aurait été tout à fait différent et Nabokov nous donne l'impression tout au long du roman que l'âme américaine n'est que mieux transmise à l'état de mots par une plume étrangère, une plume qui découvre et immortalise à la fois – saisissant les paysages américains comme ses propres mots nous prennent aux tripes.
Et si le lecteur est pris par les profondeurs de l'estomac, c'est que l'intrigue est singulière : la fascination d'un homme mûr, Humbert Humbert, pour une jeune américaine de douze ans ; pour lui une nymphette, une Lolita, sa Lolita. « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. [...] Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. » Ainsi s'ouvre le récit et c'est ainsi que l'on pénètre le douloureux schéma qui nous attend, celui d'une séduction et finalement d'une possession.
Alors oui, le thème est dérangeant, la censure attend Lolita lors de sa publication en 1955 mais au-delà de ça la finesse d'écriture de Nabokov emporte bien plus haut que toutes les conventions, par delà le bien et le mal et bien au dessus encore des lois.
On note malgré tout une certaine poésie chez ce Humbert Humbert, fascinante en profondeur mais jamais choquante en surface. Le talent de Nabokov est ici de choquer sans être vulgaire, sans utiliser un style cru trop souvent caractéristique de mauvaise littérature mais tout en sous-entendus dans la démence d'un pervers intellectuel, d'un intellectuel pervers. Si le but n'est pas de choquer c'est qu'il s'agit malgré tout d'une histoire d'amour : Humbert Humbert aime Lolita autant qu'il la désire et va au bout de ce désir seulement parce qu'il est aveuglé par cet amour infini qui se place au centre de sa vie, pour lequel il dépense fortune et finalement s'abandonne telle une femme. En effet, ce personnage là n'a rien d'un rustre, il s'abandonne comme une femme aimante au tourment de son inclination à laquelle il ne peut que se soumettre – oubliant dans le même temps la notion de « mal » ,d'«interdit » qui entoure cette passion et veut la mettre au défi. Et la passion de ce personnage n'a d'égale que son érudition. Lorsque les deux s'associent, on déguste le récit de ces petites machinations comme un complice attentif, oubliant nous aussi l'interdit.
Mais cet oubli ne peut durer toujours, et l'on est un peu moins complices une fois Lolita conquise puisque le roman s'essouffle, le personnage se perdant dans sa folie et la jeune fille cherchant une échappatoire. Le lecteur ne sent pas toujours à sa place comme si tout d'un coup le récit maladif et pervers ne pouvait faire sens que pour un narrateur malade et pervers.
Le roman est définitivement double : autant pour la personnalité du personnage que pour le jugement qu'il est aisé d'y porter. Cependant, il est juste de rester sur l'idée d'une première partie créant complicité et chauffant les nerfs pour révéler la qualité de chef-d'œuvre de ce roman scandale.
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