Ne me faites pas de faux-procès : le sujet est très intéressant ; il est même d'utilité publique de rappeler les crimes racistes de l'extrême-droite et l'influence de l'OAS et des pieds-noirs dans la vie politique française des années 1970. J'entends bien, et j'applaudis des deux mains puisque je suis clairement du même côté de la barricade que l'autrice. Néanmoins je refuse de subordonner la forme au fond, et je dois dire que ce livre est mal écrit.
Dominique Manotti est historienne, on le ressent dans son écriture qui sacrifie le souffle et l'incarnation romanesque à la précision implacable des faits. Elle préfère son enquête à ses personnages ; c'est un choix assumé, que je regrette. En adoptant de multiples points de vue, Marseille 73 donne accès au lecteur à la finesse de la mécanique d'enquête et des jeux d'influence subtils entre factions concurrentes ou adverses (police judiciaire, police urbaine, famille de la victime, militants, pieds-noirs...) mais il est si désincarné qu'on ne s'attache à personne, ils parlent tous avec la même voix, aucun n'existe en dehors de son rôle. C'est le principal problème du livre : les personnages incarnent une fonction, un rouage très précis de la mécanique de l'enquête, et n'en sortent jamais. Daquin, le personnage apparemment récurrent de Manotti, est un commissaire parisien affecté à Marseille, homosexuel. Point. On n'en saura pas plus, il incarne le flic modèle et l'étranger à Marseille. Grimbert, son inspecteur, représente une vision de la police plus pragmatique, plus marseillaise, faite de petits compromis entre amis et d'arrangements avec la légalité pour garantir le statu quo. Le père Khider (jamais prénommé), dont le fils est assassiné, incarne l'immigré algérien modèle, résistant, mutique, noble, fier... On pourrait faire la liste ; d'ailleurs elle est à la fin du livre, pour le lecteur distrait qui s'y perdrait dans la trentaine de noms et autant de fonctions lâchées dans le bouquin.
Cette question de l'incarnation rejoint le didactisme insupportable de l'écriture. Quand, dans un dialogue, un personnage (je rappelle qu'on a affaire à des policiers, assez haut gradés, des détectives qui doivent résoudre des énigmes dans leur ville, Marseille) évoque Gaston Defferre, et l'autre répond "Defferre ? Le maire socialiste de Marseille ?" (p.65), je m'étrangle et je hurle de rire. Que les policiers ne soient pas tous des flèches, je veux bien - encore que dans un roman policier c'est un peu dommage -, mais qu'un inspecteur de la police judiciaire ait un doute sur le nom du maire de sa ville depuis presque 30 ans... Autre grand moment comique involontaire : le commissaire Daquin et un de ses inspecteurs infiltrent un bâtiment. Daquin crochète la serrure et son subordonné surpris lui demande : "Où avez-vous appris tout ça, commissaire ? À l'École des commissaires ?" (p.178). Bah non bonhomme, dans une affectation précédente, probablement un autre livre, tu ne l'as pas acheté ? Cet indice de sérialité tout en subtilité semble venir justifier la réutilisation du personnage principal ; merci la finesse des dialogues...
C'est vraiment dommage qu'un livre au sujet si important soit gâché par son écriture.