L’attente est au coeur de cet objet un peu particulier, à la fois compte-rendu fidèle et reconstruction a posteriori quasi romanesque d’un long entretien réalisé pendant les 5 derniers jours de la tournée de promotion d’Infinite Jest. Les deux héros du livre, Wallace soudain promu « romancier de génie » et Lipsky, journaliste et écrivain bluffé par son aîné, vont d’aéroport en librairies, parlent à batons rompus de tout et de rien, de littérature et de chiens, deux hommes en transit, dans tous les sens du terme. Le premier attend que le buzz se calme, le second aimerait bien connaitre la même folie, et en chemin ils tentent de cerner les contours d’une bien étrange divinité : la célébrité.
Toutes ces attentes sont redoublées, pour le lecteur français lambda - comprenez celui qui n’ose pas plonger dans le tourbillon wallacien original - d’une autre attente encore plus lancinante : mais à quoi peut bien ressembler ce texte mythique que personne depuis presque 20 ans n’arrive à traduire en français. 450 pages qui tournent autour du pot, d’autant plus fascinantes qu’obscures : Wallace a attendu plus de dix ans la reconnaissance, et lui qui pressentait qu’il était en train d’écrire un événement littéraire, lui qui était sûr qu’un tel objet ne pourrait jamais être reconnu comme tel par la masse des lecteurs étasuniens, voilà qu’il doit désormais composer avec un succès qu’il se devait de ne pas espérer. Au fil des questions et des remarques de son jeune interlocuteur, David tente de circonscrire une problématique qui lui échappe comme échappe l’horizon au marcheur : qu’est ce qu’écrire, qu’est-on quand on se veut écrivain.
L’attente donc, et son corollaire obligatoire : la nostalgie. Ce bonheur d’être triste, comme disait l’autre. On ne peut pas lire « Même si en fin de compte… » sans se rappeler à chaque page la corde que s’est passé autour du cou le jeune prodige par une triste journée de septembre, 12 ans plus tard. Chaque mot, drôle ou profond, qu’égrenne Wallace est rétrospectivement hanté par cette fin de non-recevoir, ultime réponse désespérée à une incompatibilité d’humeur entre soi et les autres, entre soi et soi-même. "Alas, poor Yorick! I knew him, Horatio; a fellow of infinite jest, of most excellent fancy; he hath borne me on his back a thousand times; and now, how abhorred in my imagination it is! My gorge rises at it. Here hung those lips that I have kissed I know not how oft. Where be your gibes now? Your gambols? Your songs? Your flashes of merriment, that were wont to set the table on a roar ?" Des mots plombés, donc, mais en attendant - heureux présent permanent de l’écriture - également légers comme des plumes. Grâce au regard tendre que pose sur lui Lipsky, longtemps après la tragédie, on peut le temps de quelques heures, approcher d’un être lumineux, intelligent, et facétieux. Partager les angoisses et les émerveillements d’un écrivain qu’on aime, c’est une chance qui ne se refuse pas.