Milwaukee blues, Louis-Philippe Dalembert, edit. Sabine Wespieser
Quel beau livre ! Louis-Philippe Dalembert est un écrivain haïtien et un grand écrivain de la francophonie. Son précédent livre « Mur méditerranée », sur le sort de trois femmes migrantes traversant un cauchemar pour poursuivre leur rêve d'Europe était un grand livre. Précisément parce qu'il parvenait avec brio à peindre, au-delà du sort de ses trois héroïnes, des portraits de femmes. Au-delà de l'idéologie, l'humanité en marche. Un vrai dépeceur de préjugés et de polémiques inutiles. Qui sait déchirer comme personne le cellophane de nos craintes, des clichés, des passions tristes pour nous faire goûter au suc ou à l'amertume de la vie.
Des migrantes, il sait faire des femmes qui ressemblent comme à des sœurs à toutes les femmes.
Dans Milwaukee blues, il sait faire d'un Noir américain, mort étouffé sous le poids d'un policier blanc, un frère comme tous les hommes. Ca n'a l'air de rien, mais c'est énorme !
Rien de politique, pas de « wookisme » dans ce livre : les conditions de l'interpellation de Emmet par la patrouille de police, appelée par l'épicier pakistanais d'une boutique de quartier pour une suspicion de paiement par faux billet, ne sont pas abordées, sinon sous le couvert des remords et des tourments du commerçant face à la tragédie dont il a écrit, bien à son insu, le prologue.
Evidemment, l'affaire Georges Floyd a inspiré l'auteur. Mais la vérité de la fiction l'en dégage, à moins que, précisément, la fiction ne permette de faire sa place à la seule vérité qui compte, celle d'un homme : Emmet, né dans le ghetto noir de Milwaukee, ville du Wisconsin, dans le Middle West, près des Grand lacs, élevé par sa mère, très bosseuse et très pieuse, lui, passionné de football américain, beau comme un Dieu, un peu timide, mais star de son campus.
Les uns après les autres, les témoins sont convoqués à la barre par l'auteur, comme des proches rendent un dernier hommage au disparu. Son institutrice, son coach, une amie d'enfance, un pote dealer, la fiancée, l'ex. Non pas témoins de la tragédie, mais témoins de la vérité d'un homme.
C'est superbement mené, très bien écrit, on ne s'ennuie à aucun moment et l'humanisme infuse sans jamais saturer le récit. On y apprend beaucoup sur l'Amérique, les afro-américains, la place importante des églises protestantes – le portrait d'une ancienne matonne devenue pasteure est saisissant de vérité- et le communautarisme à l'américaine, qui n'est ni sanctifié ni blâmé, est grouillant de diversité.
Peut-être la dernière partie du livre sur la manifestation de soutien après l'enterrement est-elle de trop, quoique l'auteur ne dissimule rien des fractures, des excès, des exaltations sincères et imbéciles à la fois d'une foule partagée entre le deuil et le combat ni de la réputation très moyenne des militants « Black lives matter » dont chacun se méfie un peu. Tout ceci n'est pas inintéressant. Mais le propos me paraît alors plus documentaire que littéraire.
Certes l'auteur tente de nous en distraire par une intrigue amoureuse entre une jeune haïtienne et un juif baba fumeur de joints. Sans doute voulait-il faire sa place à d'autres qu'à des afro-américains « pur jus » (on se gardera de dire « de souche »). C'est peut-être l'erreur « bien-pensante » du livre. Car, alors, pour la foule des manifestants, Emmet devient une cause et Emmet, l'homme qui n'est plus, nous manque.
Le tout nous hante cependant plusieurs jours après la fin de lecture ; la fraternité est devenue si exotique en littérature....