Véritable hymne à la mer, Moby Dick nous emmène dans un long voyage sur la plus grande surface de la planète en compagnie d'un équipage bariolé, attachant, parfois pathétique mais toujours proche de notre cœur. On se rend compte qu'il devient difficile de ne pas devenir Achab au fil des pages, malgré sa folie exaltée, son humeur souvent ombrageuse et son jusqu'au-boutisme suicidaire.
La folie en mer est un thème que l'on retrouve tout au long du récit, à travers l'obsession d'Achab donc, mais aussi par le biais du dédoublement de personnalité (ou plutôt perte de la personnalité) de Pip', le jeune africain marqué par sa lâcheté. A vrai dire même les personnages les plus sains d'esprit à priori n'échappe pas à de drôles de manifestations de la folie ; ainsi Queequeg et son cercueil, Stubb et Sarbuck qui parlent d'eux à la troisième personne...
Pendant ce temps Herman Melville déroule son récit et il faut avouer que l'on y retrouve une bonne dose d'épique lors des séquences de chasse à bord des baleinières, de poésie lors des digressions sur la Mer et ses voluptés ou ses troubles, d'introspection et de religion, de symbolisme lors des passages relatant les pensées des personnages ; un délice perpétuel pour le lecteur, certes pas toujours évident à comprendre, certains passages étant relativement abstraits (notamment les pensées d'Achab).
L'auteur a par contre cru bon d'entrecouper la narration du voyage avec des précisions sur l'anatomie des baleines, les équipements des bateaux ou encore avec des rappels historiques pas forcément nécessaires. Si cela ravit notre soif de culture et ne s'avère pas inutile pour nous plonger un peu plus dans le monde de la chasse à la baleine, cette profusion de détails nuit aussi quelque peu au rythme du récit notamment au milieu de celui-ci. Le début de l'histoire profite heureusement des traits d'humour encadrant la rencontre entre Ismaël et Queequeg et de l'aura de mystère entourant Achab tandis que la fin se révèle merveilleuse d'intensité dramatique... et au milieu on regrette les sautes de rythme !
Mais cela n'enlève pas la force du propos, la puissance qui se dégage des descriptions, cette façon qu'à Melville de nous entraîner dans cette aventure. En effaçant progressivement le narrateur (Ismaël), en nous plaçant petit à petit dans la peau du vieux capitaine, l'auteur réussit un bouleversant retournement de situation. Achab connaît une triste fin, il périt en capitaine ayant vu son vaisseau près de sombrer, et n'étant pas à bord... l'échec de la chasse devenant humiliation.
On referme le livre, baigné d'une douce tristesse, se remémorant les moments merveilleux que l'on a passé à bord du Péquod, les rencontres avec le Bouton de Rose, avec la Rachel, les tentatives désespérées de Starbuck pour infléchir la position de son capitaine ; on se souvient des phrases limpides de l'auteur parfois en état de grâce, de la lumière divine touchant le texte et l'on se dit avoir lu une belle œuvre.
Achab, ô comme nous avons voyagé loin ensemble, nous avons été jusqu'au bout d'un périple que nous savions au fond de nous-même voué à l'échec. Mais quelle poésie nous y avons trouvé, quel équipage nous y avons côtoyé, quelle beauté nous y avons admiré. La mélancolie ravive les regrets d'une vie sur terre, rangé au côté de ceux qu'on aime... mais la mer nous offre malgré tout de telles vertus que cette mélancolie s'étouffe au creux des vagues...