« Le monde nous jure ses promesses puis nous les retire, et regarde laquelle de ses trahisons nous fait le mieux souffrir. La vie n’est pas douleur, mais elle est perte. »
Rien ne va plus. Mordred gît sur son lit de douleur, attendant une improbable guérison. Un nœud de souffrance a fait son nid au creux de ses reins. Un mal tenace qui lui fouraille la carcasse depuis un an. Lui, le taiseux, le chevalier redoutable, se traîne désormais en geignant de sa chambre au cabinet du mire. Jusque-là, toutes les potions et les onguents sont restés inefficaces. Il ne guérit pas de cette blessure récoltée pendant un tournoi. Alors pour engourdir la douleur, il dort, rêvant à une autre époque. Son enfance, au cœur de la forêt, en compagnie de sa mère Morgause, des animaux et des plantes. Il songe à son oncle Arthur, l’élu de l’Avallach, venu le chercher pour lui apprendre la chevalerie. Il revit ses premiers exploits, ses premières batailles, boucheries uniquement dictées par l’instinct de conservation. Et si les souvenirs repoussent pour un temps le mal, ils réveillent hélas aussi les tourments de son esprit. Des plaies à l’âme qui lui font appréhender l’avenir que le destin a jugé bon de lui réserver.
« Chacun possède un gouffre en la tête, chacun sait les monstres qui viennent y boire leur néant. La chair ne sait pas combler les trous de la pensée. »
Après un Gueule de truie raté, Justine Niogret renoue avec la fantasy historique. Un retour gagnant comme on va le voir. Pourtant, l’auteur ne choisit pas la facilité en abordant la geste arthurienne par sa face noire, celle de la figure de Mordred. Du bonhomme, on a surtout retenu l’image du renégat, neveu incestueux d’Arthur né par tromperie, celle de Morgause, et appelé à détruire l’utopie de Camelot. Justine Niogret gratte le vernis de cette représentation classique, héritée de Geoffroy de Monmouth, pour retrouver un autre Mordred. Un personnage que rien ne prédisposait a priori à devenir le traître par excellence, rôle qu’il a pourtant fini par incarner dans l’imaginaire arthurien.
Avec ce court roman de 150 pages, l’auteur semble puiser son atmosphère dans Le Morte d’Arthur de Thomas Malory, voire dans le Excalibur de John Boorman. En effet, rien n’est plus éloigné de la symbolique courtoise de la « Matière de Bretagne » que cette réécriture viscérale et crépusculaire du mythe. À grand renfort de phrases courtes, tranchantes comme des coups de hache, empreintes de lyrisme, Justine Niogret nous dépeint une époque âpre et primitive, empruntant au moins autant à la fantasy qu’à la reconstitution historique. Dans un style imagé, propice à l’immersion, dans un registre intimiste teinté d’onirisme et de lenteur, elle dévoile les coulisses de la légende de Mordred, prince à l’âme sombre dont elle met à nu les moindres doutes.
Balayant tous les archétypes d’un revers de plume salutaire, elle délivre ainsi sa propre interprétation du chevalier félon. Elle en ausculte la psyché, encagée dans sa carcasse puante et suante, tiraillée par l’amour pour son oncle et le destin de traître. Elle l’imagine en homme fragile et sensible, écrasé par l’habit trop lourd taillé par les réécritures multiples de la légende, lui inventant une enfance heureuse, des souvenirs, des blessures au corps et à l’âme. Bref, elle lui restitue la substance dont l’avaient dépouillés les auteurs médiévaux. Et c’est cette épaisseur qui lui confère la lucidité suffisante pour se sacrifier. Un mal nécessaire et finalement admirable car accompli par amour. Car il faut de l’obscurité pour qu’une bougie brille plus fort. Arthur, personnage fatigué et bedonnant, préférant les montures pataudes aux destriers nerveux, a besoin d’un repoussoir pour devenir cette figure lumineuse du souverain idéal.
« Il faut bien couper les amarres de ces navires pour qu’ils soient libres de revivre encore et encore leurs aventures dans l’oreille des tout-petits ; donner des modèles, des pères et des mères à ceux qui n’en ont pas, à ceux dont les parents sont tournés de la même bourbe que toi. »
Mordred est donc un roman impressionnant par son intensité psychologique et son atmosphère. En revisitant le personnage du chevalier, Justine Niogret nous livre une vision très personnelle et sans concession du mythe arthurien. D’aucuns l’aimeront, d’autres la trouveront juste insupportable. Moi, je suis juste réconcilié avec la plume de la dame. Ouf !