"La liturgie. Les ïambes et les trochées. La main de fonte"
Il est vrai que "Nous autres" est le précurseur de toutes les dystopies et romans d'anticipation.
Mais c'est bien plus que ça.
Zamiatine était mathématicien et ingénieur, ce qui rend ses propos crédibles, à la manière d'Isaac Asimov. Il a imaginé un état unique où tout est rationalisé à l'extrême. Un monde où l'harmonie est carrée et où la pensée logique est la seule valable. Un monde où une « table des heures » régit la moindre action de chaque numéro (individu).
Contrairement aux protagonistes de « 1984 » ou « Le meilleur des mondes », D-503 ne remets pas en question le régime, il l'adore. Il va nous écrire des notes, qui constitueront les chapitres du livre, pour nous en vanter les mérites, nous expliquer pourquoi son monde est parfait et comment il ne peut pas en être autrement.
Et il va le faire à sa manière, avec ses mots. Il le décrit tout en le rationalisant, en transposant toute chose en arithmétique. Double exercice de style, donc : l'homme du futur qui s'adresse au lecteur du passé, et son style froid et mathématique.
L'exploit littéraire est qu'en plus de créer un univers, Zamiatine nous immerge dedans sans nous donner d'élément identificateur.
Une ville totalement coupée de la nature par un grand mur, où tout est figure géométrique et fait de verre. Ainsi, la notion de vie privée n'existe pas puisque tout le monde se voit constamment. Tout est calculé pour qu'il n'y ait aucune liberté individuelle. La dissidence est considérée comme la plus grave des maladies. Toute personne croyant à la liberté individuelle et à l'amour n'est plus qu'une bête sauvage. Un numéro absolu gouverne les autres numéros. D-503 loue ce système conformiste qu'il estime parfait.
Il s'agit évidemment de dénoncer le communisme, le gouvernement, le contrôle absolu, l’aseptisation, la déshumanisation par la technologie et la science, en les poussant à leur paroxysme ; mais il n'y a pas que cela qui dérange. Ce qui perturbe est que le personnage à l'air aussi heureux que nous pouvons l'être aujourd'hui. La manipulation qu'il subit semble le rendre pleinement satisfait. C'est effrayant.
La question posée est la suivante : est-on plus heureux en étant libre mais inadapté, ou en étant lobotomisé et asservi ?
Bien sûr l'histoire ne se limite pas à ça. Déconnecté de ses émotions, D-503 va en être la victime lorsqu'il tombe amoureux d'une résistante. Il va alors souffrir de se croire malade, car il se préoccupe de lui-même, et « La conscience personnelle est une maladie ».
Plus que de faire passer un message à travers l'exagération, l'auteur crée un petit bijou de SF terriblement humain. Le plus appréciable reste sans doute la fin. Pessimiste, mais pas fataliste, l'écrivain laisse entendre que, même dans le pire des cas, les choses pourront toujours évoluer.
Ce qui n'est pas de mise avec « 1984 » ou « Le meilleur des mondes », qui insinuent que le système est immuable.
Incontournable pour tout amateur de dystopie, ce livre pose les fondations du genre, tout en gardant une stylistique unique qu'on ne retrouvera nulle part ailleurs.
Zamiatine était un véritable prophète. Écrit à la suite de la révolution d'octobre, mais avant que commence le règne totalitaire de Staline, il avait brillamment prédit les failles du communisme. Même si à l'époque le pays n'était pas encore complètement censuré, l'ouvrage ne fut pas publié.