Laurent Fignon, le dernier grand ?
C'est la thèse, un rien prétentieuse mais non dénuée d'arguments, qu'expose entre les lignes le double vainqueur du Tour (1983,1984) dans son autobiographie Nous étions jeunes et insouciants. Selon lui, le cyclisme professionnel est entré dans une phase de déclin radical entre 1991 et 1993 sous l'effet de deux facteurs : d'une part le développement massif et systématique d'un nouveau dopage très efficace ; et d'autre part, la création de la Coupe du Monde qui a dévalorisé la victoire au profit des places d'honneur.
Le dopage des annéees 90, nouvelle pierre philosophale
Le dopage n'est certainement pas né dans les années 90. Mais c'est sans doute au début de cette décennie qu'il s'est systématisé dans le cyclisme de haut niveau. Au début de sa carrière, Laurent Fignon raconte que le dopage était artisanal, ponctuel et peu efficace : artisanal parce que la science ne permettait pas encore d'avoir accès à une connaissance approfondie de la biomécanique ; ponctuel parce que les produits en vigueur étaient facilement détectables ; peu efficace parce qu'il ne permettait pas de gagner. A cette époque, le dopage est presque un art de vivre qui tient plus du soulagement de la douleur que de l'optimisation de la performance. C'est en tout cas l'avis de Fignon, qui explique "Et puis soyons définitivement conscients d'une chose. Jamais alors un produit, quel qu'il soit, n'avait transformé un bourrin en pur-sang. Jamais ! De Coppi à Hinault, en passant par Anquetil ou Merckx, jamais la science n'avait survitaminé des sous-champions capables de rivaliser avec eux." (p.355). Fignon reconnait par ailleurs s'être dopé au moins à deux reprises : à la cocaïne lors du Tour de Colombie 1984, il s'agissait alors de goûter la spécialité locale au moins une fois dans sa vie tout en sachant que les contrôles locaux étaient totalement inefficaces ; aux amphétamines lors du Grand Prix d'Eindhoven 1989, une facilité pendant un entraînement un peu difficile.
Mais au début des années 90 apparaissent de nouveaux produits très efficaces et quasiment incontrôlables : l'EPO (1) et les hormones de croissance (2). Page 353, Fignon raconte ainsi : "Beaucoup de mes équipiers commencèrent à marcher de façon un peu étonnante. Je veux dire qu'avant, ces mêmes coureurs ne m'avaient pas montré un talent capable de m'impressionner. Des gars que je voyais rouler tous les jours à mes cotés changèrent du tout au tout. Ils devenaient meilleurs sans s'entraîner plus qu'avant - parfois même moins. C'était flagrant, je n'étais pas dupe. J'avais fini par constater le même phénomène dans le peloton. Les comportements se modifiaient rapidement. De nouveaux coureurs se portaient plus régulièrement aux avant-postes et menaient des trains d'enfer, au-delà de la normale..." Protégé par son statut de vieux coureur n'ayant plus rien à démontrer, Fignon reconnait qu'il aurait pu céder à la tentation dans d'autres circonstances. "Avec le recul, une question mérite d'être posée : comment aurais-je agi si j'avais eu cinq ou six ans de moins et un palmarès à aller chercher ? Sans doute fallait-il beaucoup de courage pour résister aux perversités de l'époque. Mais j'avais 31 ans !" (p.354).
Et là, on ne peut s'empêcher de demander pourquoi il n'a rien dit aux médias, aux organisations de course ou aux politiques, lui, "l'insoumis insouciant" comme il aime à se présenter ? A-t-il, là aussi "fait le métier" en respectant la loi du silence ? Vingt ans après les faits, ce témoignage, a priori plutôt honnête, plutôt crédible, apporte un éclairage supplémentaire à une période trouble du sport de haut niveau (comment croire en effet que les effets fantastiques de l'EPO aient pu être cantonnés au seul domaine du cyclisme ?). Mais il y a vingt ans, il aurait été sans aucun doute encore plus intéressant d'entendre "Le professore" sur ce sujet. Le courage du "grand blond" a donc des limites... et ça n'est pas là le moindre de ses paradoxes. D'un coté, Fignon stigmatise la triche quand il en est victime, comme lors du Giro 84 où Moser fut largement avantagé à ses dépends, ou lors du Tour 89 où LeMond utilisait un guidon de triathlète lors des contre-la-montre du Tour 89, mais de l'autre, il trouve complètement normal qu'Herrerra, vainqueur de la Vuelta 1987, et son équipe lui aient versé ainsi qu'à chacun de ses coéquipiers 30 000 francs pour ne pas rouler lors de la dernière étape afin de ne pas faire le jeu de ses rivaux. Deux poids, deux mesures ?
Et le panache, bordel ?
A l'époque de Fignon, ceux qui gagnaient étaient généralement ceux qui attaquaient. Mais en 1989, la création de la Coupe du Monde par l'ancêtre de l'UCI (Union Cycliste Internationale) a changé la donne. La dotation de points FICP (Fédération International du Cyclisme Professionnel) pour les places d'honneur n'a pas seulement dévalorisé la victoire, elle a aussi radicalement changé la donne puisque les équipes disposant du plus de points étaient assurés d'être invités dans les grands événements comme le Tour. Pour créer un classement annuel sur le mode de ce que fait l'ATP dans le tennis et ainsi récompenser le coureur le plus régulier, la course a été paradoxalement complètement dénaturée. Beaucoup d'équipes se sont mises à courir pour la deuxième place et les coureurs ne sont plus évalués qu'à travers le prisme subjectif du capital point qu'ils accumulent, alors qu'un bon équipier, c'est autre chose qu'un coureur régulièrement bien classé...
En vu de rendre les étapes plus spectaculaires, notamment pour valoriser les droits TV, l'UCI et les organisateurs d'épreuve ont raccourci les distances. La sélection ne s'opère plus en montagne, du fait des distances trop courtes pour être réellement sélectives mais lors des contre-la-montre, favorables aux gros gabarits des rouleurs. Leur stratégie lors des courses à étape est toujours la même, défendre en montagne un avantage acquis dans l'épreuve individuelle. Et non seulement, ces vainqueurs manquent de panache, mais ils réduisent la saison cycliste à deux courses : le Tour et les championnats du Monde, les deux épreuves les plus médiatiques et les plus lucratives, au détriment des classiques qui font pourtant partie intégrante de l'identité de la petite reine.
Le premier modèle de cette nouvelle espèce fut Greg LeMond, le "suceur de roue" comme le surnomme Fignon qui ne le tenait pas en très haute estime, bien avant l'épisode des 8 secondes en 1989. Autant on sent chez Fignon une admiration sans borne pour Hinault, énorme champion au panache et à l'orgueil démesurés, tellement meilleur que lui, de son propre aveu, autant LeMond incarne tout ce qu'il déteste, l'aspect "petit bras" du vainqueur calculateur et étriqué. LeMond est le premier à avoir exclusivement limité sa saison au Tour et aux championnats du monde, et il est l'un des rares vainqueurs du Tour à ne compter à son palmarès aucunes des 5 classiques les plus prestigieuses que sont Paris - Roubaix, Milan - San Remo, le Tour de Lombardie, Liège - Bastogne - Lièges et le Tour des Flandres. Bilan 3 Tours de France et 2 maillots arc-en-ciel, et surtout une attitude qui fait école auprès d'Indurain, Ullrich, Armstrong & Cie. La fin du cyclisme ? Peut-être. A partir de cette époque, on distingue deux types de coureurs : ceux qui gagnent le Tour et ceux qui gagnent les Classiques. Auparavant, les champions étaient les mêmes et le doublé Giro - Tour, la marque des meilleurs.
Pour Fignon, il existe pourtant des solutions pour réhabiliter la petite reine. Selon lui, et paradoxalement, les organisateurs des courses devraient faire des parcours plus sélectifs, en rallongeant les étapes, limitant les jours de repos et raccourcissant les contre-la-montre qui favorisent trop les rouleurs. C'est par la difficulté du parcours qu'on luttera contre le dopage, parce que c'est là qu'il sera le moins efficace. Ainsi Fignon explique qu'à son époque, il brillait sur les courses très longues et très sélectives qui faisaient plus de 200 kilomètres et qui ont aujourd'hui quasiment disparus. Sur les petites étapes, le dopage est plus efficace parce que l'effort n'est pas prolongé, il est plus intense. De même, si on enchaînait trois étapes de montagne, comme cela se faisait à son époque, on verrait plus souvent ces défaillances qui ont aujourd'hui quasiment disparu du peloton. Au lieu de ça, on met des jours de repos qui servent essentiellement à "refaire les niveaux". Si le dopage exacerbe la performance individuelle des rouleurs dans les CLM, il faut raccourcir les CLM comme cela toujours été la tendance jusqu'au tournant des années 90. Selon Fignon, on peut très bien faire des CLM de 30 kilomètres, qui généreront de plus faibles écarts et réhabiliteront les attaquants, notamment dans les étapes de montagne.
La fin de carrière de Laurent Fignon est à juger à l'aune de ce décalage entre les pratiques du peloton et les siennes. Ancien vainqueur du Tour, du Giro et de multiples classiques, il raconte qu'à 33 ans, il est incapable de suivre le train du peloton et ne s'est toujours pas remis de la performance de Miguel Indurain qui lui a repris plus de six minutes dans le contre la montre individuel de Luxembourg lors du Tour 1992, lui qui était pourtant un bon spécialiste du genre puisqu'il en a quand même gagné 4 sur le Tour, mais jamais avec de pareils écarts, d'ailleurs, personne n'a jamais égalé les écarts d'Indurain, Armstrong & Cie sur ce type de distance.
Le point d'orgue de sa carrière aura incontestablement été le Tour 84 dont il aura remporté 5 étapes, la moitié de celle remportée par son équipe d'alors, Renault, surclassant au passage les meilleurs de l'époque, LeMond et Hinault notamment, qui courraient alors pour Bernard Tapie. Il aurait aussi dû remporter cette même année le Giro, où comme souvent, l'organisation a tout fait pour privilégier les Italiens, en l'occurrence Francesco Moser. Le tournant de sa carrière aura été sa blessure au tendon suite à un choc bénin en 1985. Opéré, il ne retrouvera jamais l'intégralité de ses moyens. Se contentant de belles victoires de prestige comme son doublé sur Milan San Rémo (1988 et 1989), il ne sera jamais plus le coureur dominateur qu'il était alors à l'époque, même si en 89, il aurait certainement remporté le Tour si LeMond avait simplement respecté le règlement en n'ayant pas recours à un guidon de triathlète lors des différents contre-la-montre, ou si lui, l'avait utilisé.
Ce qu'il dit d'eux :
Cyrille Guimard : "Il était vraiment à la pointe. Il avait des fiches sur tout. Il s'intéressait à toutes les nouvelles méthodes. Il scrutait le moindre détail de ses poulains, le moindre leurs défauts, les corrigeait et savait comment s'y prendre pour livrer à chacun le meilleur matériel qu'on put alors trouver." (p.84) "Guimard savait utiliser le meilleur de l'équipe et de ses compétences." (p.190) "puis je me suis adressé à Guimard, le fixant droit dans les yeux : " A partir de cette minute, je ne m'adresserai plus jamais à toi, Guimard, tu n'es plus qu'un paillasson sur lequel Loyez (principal sponsor de l'équipe) s'essuie les pieds. Honte à toi !" (p.324)
Bernard Hinault : "L'ancien coureur était à l'époque la science du cyclisme à lui tout seul, incarnation vivante du métier et de l'art d'être cycliste. Dès qu'il prenait la parole, allez savoir pourquoi, un siècle de savoirs cumulés semblait sortir de son cerveau. Il avait alors une telle aura que le moindre de ses gestes valait commandement pour tout un peloton guidé à vive allure." (p.70). "Quand Hinault était au sommet, il atteignait des altitudes que seuls les aigles pouvaient survoler. Et encore. Pas tous." (p.84) "Le Blaireau termina sa course douloureusement, avec un passif sur moi de trois minute, dans un état proche de la détresse. Et savez-vous ce qu'il déclara, moins de dix minutes après avoir franchi la ligne, lessivé ? "Aujourd'hui, j'ai dérouillé, mais je n'arrêterai pas d'attaquer avant Paris. " Incroyable Hinault..." (p.197) "Hinault, homme d'honneur, avait bien compris ce que j'avais voulu dire et à aucun moment il n'a surenchéri. Il avait tourné la page. D'ailleurs il nous arrivait de nous parler. C'était entre nous une bataille loyale, il n'y avait pas de mauvais coups et il n'y avait aucune raison pour que cela arrive. Ni lui ni moi n'étions des adeptes des "coups tordus"." (p.198) "Même en 1984, je n'étais pas Bernard Hinault pour autant. Hinault était plus complet, meilleur rouleur, plus dur au mal, il tombait moins malade que moi dans les débuts de saison. Je ne "marchais" pas avec les mêmes ressorts. Je n'avais pas un identique orgueil ni un tempérament aussi raide. Et puis n'oublions jamais une chose importante : je n'avais pas la classe d'Hinault." (p.203)
Sean Kelly : "Depuis 1983 ou 1984, j'avais noué une vieille relation de confiance et d'entente avec l'Irlandais, homme loyal qui ne comptait jamais ses efforts pour une dette d'honneur. Nous nous aimions." (p.266)
Greg LeMond : "Greg LeMond est quelqu'un qui a toujours fait attention à sa popularité auprès du grand public et des journalistes, qu'il brossait toujours dans le sens du poil et avec lesquels il a toujours entretenu des rapports à la limite du copinage, flirtant en permanence avec l'hypocrisie." (p.19)
Gianni Bugno : "Bugno, un être fragile ayant peur de son ombre, naviguait en permanence entre le meilleur et le pire. C'était un authentique crack. Mais un esprit faible..."(p.339) "Le costume était trop grand pour lui ! "(p.346)
Luc Leblanc : "Luc Leblanc venait de signer dans l'équipe et j'ai bien vu que, dès le départ, Guimard cherchait à utiliser contre moi sa mégalomanie et son arrivisme." (p.319) "et dire au passage à chacun ce que je pensais de ce Luc Leblanc, capable des pires coups, comme le montrera tout le reste de sa vie de cycliste... Je n'ai aucune estime pour ce garçon. "La pleureuse" comme on le surnommait ne mérite même pas autant de mots dans un livre !" (p.331)
Bjarne Riis : "C'était un bon coureur, certes, mais incapable de remporter un Tour de France dans des circonstances ordinaires." (p.280)
Jean-Marie Leblanc : "Touchant Jean-Marie Leblanc, pour une fois capable d'un peu d'humilité, lui qui, comme journaliste puis comme directeur du Tour, n'a jamais montré beaucoup de franchise. Les accommodements, il connait ! Avec Roger Legeay et Thierry Cazeneuve, il a tiré toutes les ficelles du cyclisme français durant trop longtemps..."(p.381)
Patrick Chêne : "Patrick Chêne voulait absolument réaliser une interview improvisée. Mais il était très en retard lorsqu'il se présenta devant moi. Je me suis excusé auprès de lui, lui disant que je ne pouvais plus. J’avais vraiment autre chose à faire. Déçu, il eut cette phrase extraordinaire : "Ah c'est comme ça, après tout ce que j'ai fait pour toi.". J'étais stupéfait. Je voyais s'exprimer devant moi, et de la pire des manières, toute la morgue d'un journaliste qui a perdu la tête et avec elle le sens des réalités. La télévision et la petite notoriété qui était la sienne à l'époque avait transformé cet homme plutôt sympathique en vedette du show-biz confondant sa fonction - celle d'un journaliste - et la relation qu'il croyait avoir avec certains sportifs." (p.297)
Ce que j'en pense
Le propos a le mérite d'être clair et bien argumenté. Fignon, coureur peu populaire et assez antipathique parce que râleur et grande gueule, assume pleinement sa personnalité et ça le rend plutôt sympathique. Evidemment, on regrettera le style brouillon du livre, son aspect fourre-tout caractérisé par la multiplication des chapitres qui se lisent comme les entrées d'un dictionnaire et incite à lire en diagonale. Le cyclisme est un sport magnifique et complexe, la vie de Laurent Fignon, l'initié, est un vrai roman, pour les néophytes, il y avait donc matière à faire un bon livre. On n'est plus proche de l'opération marketing un peu bâclée sur fond de nostalgie. Vraiment dommage, parce qu'on sent bien qu'il y a beaucoup de matière inexploitée en lisant ces lignes.
(1) L'érythropoïétine (EPO) est une hormone favorisant la production de globules rouges, la mission de ces derniers étant de transporter l'oxygène aux muscles, plus on en dispose, mieux les muscles sont alimentés. Evidemment, il existe un risque d'hypertension artérielle, c'est-à-dire de blocage des artères dû à un afflux de sang, notamment pendant le sommeil. Richard Virenque raconte que chez Festina, pour éviter ce genre d'incidents, il se réveillait au milieu de la nuit pour faire des séries de pompe (SOURCE). A l'origine, l'EPO servait à soigner les personnes atteintes d'une leucémie.
(2) Les hormones de croissance augmenteraient la masse musculaire, ce qui n'a jamais été formellement démontré chez l'être humain, à l'inverse des animaux comme le bœuf à qui elles sont originellement destinées.