Partant de son expérience d’anthropologue - à l’instar de Philippe Descola - Bruno Latour entreprend avec ce court essai ni plus ni moins qu’une redistribution totale des cartes avec lesquelles nous essayons de jouer depuis la nuit des temps en Occident. Évidemment, il n’est ni le premier ni le dernier, mais force est de constater qu’il a un talent époustouflant pour imposer au lecteur de bonne volonté sa vision des choses. Une vision dont l’intelligence n’a d’égale que l’élégance.
Essayons de résumer en quelques mots le coeur du problème (tâche ardue pour un texte très structuré, très argumenté, et dont la séduction tient également à la façon si particulière qu'à Latour de présenter les choses). Petit à petit, les Modernes se sont constitués en entité par comparaison avec les autres, qu’ils soient Primitifs - ceux qui les entouraient sans partager leur vision occidentale des choses - ou Anciens - ceux qui les avaient précédés sans être éclairés par les lumières qu’eux mêmes ont gagnées de haute lutte. Et ces Modernes, on les reconnait à leur modèle de compréhension du monde, bien représenté par la polémique Boyle/Hobbes au XVIIe siècle qui dessine un monde divisé entre Science (froide, objective) et Société (chaude, subjective). Or ce modèle, qui dit haut et fort à quel point il est essentiel de séparer de façon inéluctable les Choses d’un côté et les Hommes de l’autre, l’Immanence et la Transcendance, la Nature et la Culture, repose en fait sur une imposture, ou plutôt sur une illusion : les Modernes disent ce qu’ils font, mais ne font pas ce qu’ils disent. Ils croient vivre dans un monde sans passé et clairement polarisé, mais en réalité leur modèle opératoire a pour conséquence la prolifération d’hybrides, mélange de discours-objets-hommes vivant en réseaux, physiques et temporels, beaucoup plus ductiles que prévus. Des mutants débordant toutes les barrières savamment posées jusque-là, et dont avec le temps on ne sait plus trop quoi faire !
Enième charge contre notre monde ravagé par le désenchantement ? Oh que non, car là où Latour est finalement assez bluffant, c’est qu’il fait cette analyse non pour essayer de condamner ou réhabiliter qui que ce soit, mais pour voir comment transformer nos faiblesses en forces nouvelles. Sa réorganisation du paysage mental dans lequel nous vivons vise à abandonner toute propension uniquement critique pour la remplacer par un constructivisme dégagé de jugements (mais pas d'éthique), partant du principe que c'est où réside le problème qu'on trouve toujours la meilleure solution. Inutile d’être antimoderne ou postmoderne, puisqu’en fait personne jamais n’a été moderne, et l’important finalement est de comprendre pourquoi. Afin d’en finir avec une vision tragique de notre destin : cessons de croire qu’on n’a que ce qu’on mérite, pour voir enfin qu’on ne mérite que ce qu’on a.