J'avais découvert Salinger au hasard avec L'attrape-coeurs, en m'attendant à quelque chose de sale et pitoyable comme du Breston Ellis, et bien sûr, j'ai eu un choc. En progressant dans L'attrape-coeurs je n'arrivais pas à croire que ce que je lisais était aussi bon. Ça me faisait mal de voir qu'on pouvait écrire aussi bien. Je me suis dit que maintenant tout serait différent... Pour vous dire, la dernière fois que j'avais ressenti ça, c'était en lisant Harry Potter et j'avais 12 ans... La différence c'est que Salinger n'a publié que 4 bouquins "de poche", et qu'il valait mieux le savourer, et ne pas tout dévorer d'un coup... Et puis bien sûr, j'avais peur que ces autres livres ne soient pas aussi bons, et révèlent ses ficelles, ses influences, ses défauts. Évidemment, je me trompais : les Nouvelles de Salinger sont tout aussi parfaites. On y retrouve la petite musique qui nous avait si dangereusement fasciné, et la personnalité unique, troublante, de Salinger, même si disparaît le narrateur adolescent que Salinger avait façonné pour L'attrape-coeurs. Mais alors c'est quoi qui reste ? Et pourquoi j'aime tant ? Salinger, c'est d'abord une méthode : une narration en temps réel, comme pour une pièce de théâtre, et une narration qui n'est jamais rien d'autre qu'une narration : pas de prise de hauteur, pas de généralisation, pas de digressions. Salinger se contente de décrire ses personnages tels qu'il les voit agir et parler dans leur décor naturel : une chambre d'hôtel ou le salon de leur appartement. Je dis "décrire", car c'est l'impression qu'il donne, alors qu'en réalité bien sûr, il les façonne, il leur insuffle la vie. Comment est-ce qu'il réalise ce miracle ? Et un autre écrivain a-t-il déjà réussi à camper des personnages dont on se sent immédiatement si intimement proche qu'on a le sentiment qu'on pourrait les toucher juste en étendant le bras, et nous aussi nous asseoir dans le canapé et discuter avec eux ? Les personnages de Salinger sont tellement réels qu'on en oublierait presque que c'est la toute-puissante maîtrise du narrateur qui les rend si vivants, et qu'ils ne sont que des marionnettes. Bien sûr, ce prodige a un prix : on ne peut suivre les personnages sur des centaines de pages, car il demandent trop d'énergie : Salinger peut les maintenir en vie quelques dizaines de pages, pas plus, sauf que nous, on ne les oubliera pas...