"Oh, n'insultez jamais une femme qui tombe"
Dans son dernier roman, Philippe Djian se met dans la peau d’une femme quinquagénaire, narratrice du récit. Victime d’un viol, Michèle voit son quotidien, à l’équilibre déjà fragilisé par les échecs auxquels elle semble se heurter sans répit, basculer. Entre relation adultère avec le mari de sa meilleure amie, attirance soudaine pour son voisin marié, conflits avec son fils incapable d’autonomie et naïf, souvenirs de son père meurtrier, incommunicabilité entre elle et sa mère; le roman dépeint, avec volonté de réalisme, l’esprit confus et les réflexions d’une femme tourmentée.
Un des points remarquables du roman est la profondeur avec laquelle Philippe Djian s’attache à raconter ses personnages, tous unis dans un système où l’amour et l’attachement convoitent de près la haine et la violence. Le talent de l’auteur dans ce livre réside, pour reprendre la formule de Nelly Kapriélian, critique aux Inrocks, dans la finesse de son analyse des «névroses qui gangrènent les gens ordinaires» (lesinrocks.com). De plus, Djian semble exprimer une volonté d’incarnation profonde de sa narratrice, qui nous développe ses pensées et ses tourments dans un récit à la première personne très direct, parfois cru, sans tabou ni règles. Cette écriture décousue, où les évènements s’enchaînent souvent sans lien logique ou temporel, a pour propre de recréer auprès du lecteur cette atmosphère de tourment introspectif et de questionnement dans lequel Michèle est plongé pendant ces trente jours.
Le contexte et la dimension spatio- temporelle ancrent également la dimension psychologique des personnages. Le choix de la période de Noël n’est pas anodin, il est l’occasion de retrouvailles familiales, où les ressentiments et les tensions s’expriment dans un environnement qui se veut idéal, et où les conflits sont bien souvent imminents. Dans une ambiance neigeuse et glaciale, les relations entre les personnages se détériorent. Dans le microcosme familial et amoureux, les liens se font et se défont, tandis que Michèle garde son viol secret, tout en continuant de recevoir des menaces de son agresseur.
Anxieuse et culpabilisée, elle semble succomber aux charmes de son voisin, Patrick, qui ne reste pas non plus indifférent. Les deux personnages se cherchent, multipliant les actes manqués, pour finir par se trouver, et ainsi révéler une facette inconnue de leurs caractères. Au fil des jours, et force d’observations, de conversations, de gestes ambigus, de rapprochements maladroits, Michèle découvre le véritable visage de Patrick, son violeur. Emerge un questionnement sur son identité; l’attirance et la haine simultanées qu’elle éprouve l’entraîne dans un cercle vicieux -au premier sens du terme- dont l’arrachement devient de plus en plus compromis à mesure que l’attachement entre les deux personnages s’accroît. Les balbutiements de pensées, et la manière dont la narratrice s’embourbe, accablée par des sentiments qu’elle ne s’explique pas elle-même, sont une fois de plus retranscrits par l’écriture de Djian.
A ces ruptures dans la pensée s’ajoutent des ruptures spatio-temporelles abruptes qui demandent au lecteur de recréer lui-même l’espace, le contexte, la temporalité, le lieu, la logique des actions, le cheminement réflexif de la narratrice. Par ce procédé, Djian parvient à instaurer un trouble dans l’esprit du lecteur, qui fait écho à celui dans lequel est plongée Michèle.
L’écriture percutante adoptée par l’auteur constitue donc un des principaux aspects subversifs du roman pour mettre également en exergue la dureté des sujets abordés : le viol mais aussi les mœurs familiales douloureuses, la perte d’êtres chers, les conflits générationnels, le sexe et ses déviances, le questionnement sur soi et sur la solidité des liens qui nous unissent à notre cercle social. Tous ces thèmes sont autant de questions sur lesquelles la narratrice va revenir à de nombreuses reprises au fil du roman, et qui vont déclencher ce qu’on pourrait appeler comme une crise existentielle. Le viol qu’elle subit réveille en elle de nombreux souvenirs, souvent douloureux, et la confronte aux nombreux échecs et déceptions qu’elle subit.
Cette spécificité d’écriture, la force et la vulnérabilité simultanées qui se dégagent de ce personnage féminin, la relation de dépendance qu’elle entretient avec son violeur, sont autant d’aspects qui font de « Oh... » un roman de controverse, dans lequel le lecteur peut ressentir une certaine gêne, un malaise à la lecture de l’histoire, néanmoins poignante, de cette femme; en dépit de certaines critiques qui déplorent le manque d’authenticité du personnage. Subversif donc, Djian choisit d’annihiler le manichéisme du récit et d’outrepasser la morale.
A lire pour ceux qui n’auront pas peur de se voir confrontés à leurs propres vices.