La littérature blanche s’aventure rarement dans l’espace, comme si le cinéma et la science-fiction se l’étaient approprié. Cela explique sûrement mon inculture sur le sujet : je n’ai pas lu de SF depuis Barjavel en 3e, pas vu 2001 de Kubrick, Gravity ou même Interstellar ; bref, je n’y connais rien à l’espace et ça ne me fascine pas plus que ça. Nonobstant, j’ai été tout à la fois enchanté, envoûté, terrassé et anéanti par ce livre. Bouleversé au point de le relire immédiatement en entier avant d’écrire dessus, de peur de ne pas lui rendre justice. La première fois, je l’ai lu tout doucement, en m’arrêtant souvent pour ne pas fondre en larmes, et pour que le délice de la découverte d’un texte, d’une voix, dure un peu plus longtemps. À celles et ceux qui disent « gnagnagna les prix littéraires ça ne sert à rien », je répondrais que sans le Booker Prize, je n’aurais jamais lu ce livre paru en mars dans nos contrées et une relative indifférence (à part une bonne critique de Libé) ; donc, merci le Booker.
Comme l’indique le sous-titre ajouté par Flammarion, à mon avis dispensable, Orbital raconte la journée (soit 16 aurores/orbites ; je n’ai rien compris au rapport entre espace et temps mais peu importe) de quatre astronautes (Nell, Shaun, Pietro, Chie) et deux cosmonautes (Anton, Roman) de l’ISS. L’autrice nous montre leur quotidien dans ce qu’il a de plus prosaïque et technique (l’alimentation, le sommeil, le sport, les tâches et mesures scientifiques à effectuer), et explore le vertige existentiel d’être dans l’espace. D’autant que la veille, l’astronaute japonaise, Chie, a appris le décès de sa mère. Orbital parle du deuil, de la mélancolie – mais peut-on seulement devenir astro- ou cosmonaute sans ? Pour quelle autre raison vouloir transcender à ce point sa condition humaine ? –, de la Terre et de l’humanité. Rien que ça ; et en 220 pages, s’il vous plaît. Les descriptions de la planète sont saisissantes, tout en restant très simples – après tout, qu’y a-t-il d’autre ?
Quand la trappe est ouverte, quand vous sortez du sas et que vous vous retrouvez dehors, quand vous lâchez prise, il y a deux objets que vous pouvez voir dans l’Univers – la station spatiale et la Terre. Ne regardez pas en bas, vous dit-on – concentrez-vous sur vos mains, sur votre tâche, jusqu’à ce que vous vous soyez habitué. Elle a regardé en bas, comment ne l’aurait-elle pas fait ? La Terre culbutait en dessous d’elle à vive allure. L’incroyable Terre nue. (p. 109-110)
Claro traduit parfaitement l’écriture de Harvey, surtout pas grandiloquente – un écueil du sujet – mais contemplative, toujours poétique, parfois drôle ou d’une mélancolie abyssale. Un vrai tour de magie, un enchantement couvert d’un voile de tristesse, hanté par la peur pascalienne du silence éternel des espaces infinis. On est saisi, comme à la lecture de Blaise Pascal, par la vanité de l’existence représentée ici à son acmé dans l’exploration spatiale – vanité absolue pourtant dérisoire face à l’immensité de l’espace. L’infiniment grand, l’infiniment petit, tout ça…
Quelles chances y a-t-il pour qu’une forme de vie le découvre un jour, ce disque doré, et encore moins réussisse à l’écouter, encore moins décode ce que signifient les ondes cérébrales ? Une chance infinitésimalement petite. Zéro chance. Mais tout de même, le disque et ses enregistrements erreront, piégés pour l’éternité, autour de la Voie lactée. Dans cinq milliards d’années, quand la Terre sera morte depuis longtemps, ce sera une chanson d’amour qui survivra aux soleils éteints. La signature sonore d’un cerveau submergé d’amour, traversant le nuage de Oort, des Systèmes solaires, dépassant des météorites, pris dans le champ gravitationnel d’étoiles qui n’existent pas encore. (p. 142-143)
Samantha Harvey a travaillé le rythme du récit, artificiellement découpé en plus ou moins 16 chapitres, pour vous cueillir au détour d’un paragraphe. Elle passe « de l’anecdote à l’idée », pour reprendre la formule de la philosophe Barbara Cassin : pages 84-85, Pietro réfléchit à la notion de progrès en mangeant des simili-mac and cheese. Les pages 78 à 82 sur le rapport de l’espace avec le néant, à partir du souvenir traumatique pour Nell de la désintégration de la navette Challenger, sont à couper le souffle. Et au final, la Terre, la vie, l’espace, la mort, l’éternité, la solitude, tout ça n’est qu’une question de point de vue ; d’où la mise en regard passionnante d’une des tartes à la crème de l’histoire de la peinture, les fameuses Ménines de Vélasquez, avec la photo du premier alunissage prise par Collins, contenant toute l’humanité sauf lui, ou l’inverse (pages 72-73).
Pascal se demandait pourquoi diable ne sait-on pas rester au repos dans sa chambre. Encore aujourd’hui, tout notre malheur vient de là. Mais après avoir lu Orbital, on lui répondra qu’outre le malheur, il y a aussi la plus belle littérature, une consolation par la beauté des mots. Pas de voyage spatial en restant dans sa chambre. Ou uniquement comme ça, pour nous, lecteur·ices. Le mari de Nell lui dit que s’il était à sa place, il « passerait son temps à pleurer, désarmé devant la beauté nue de la Terre » (p. 133), inutile à la mission, et qu’on l’euthanasierait dans l’intérêt général. Mieux vaut pleurer en lisant Orbital, désarmé mais revigoré par la transcendance de la littérature, au repos dans sa chambre.