Vraie suite du Goût de l'immortalité, Outrage... ne se présente pas comme tel: l'action a lieu plus d'un siècle plus tard, à peu près au moment de la narration du premier livre. Il adopte la forme du documentaire de "têtes parlantes" version papier. On a ainsi un générique de fin gigantesque, créditant un nombre considérable de personnes ayant travaillé sur l'aspect visuel de ce film inexistant. Toutefois, la forme utilisée vient aussi (surtout) de Please kill me, recueil de témoignage des survivants du punk. Il s'agit d'abord de cela: dresser le tombeau (au sens littéraire) d'un mouvement musical qui fait écho à ceux de notre XX° siècle.
Première jouissance de lecture: le mélange, comme toujours presque indistinct, de références au punk, évidemment, au rock des années 60, à la new wave, au grunge et à la techno, forme un mouvement réellement homogène sur lequel chacun des intervenant a une glose à proposer, de la plus lapidaire à la plus circonstanciée, intelligente, etc. Je me suis pris à être en accord ou désaccord avec tel ou tel, alors que ses propos ne pouvaient bien sûr pas s'appliquer totalement au punk réel...
On reconnaît vaguement untel ou untel, sans que ce soit un roman à clé. Le héros, Marquis, mélange Johnny Rotten (beaucoup; je pense que de nombreux éléments viennent de The Filfth and the Fury, mais sans certitude), Ian Curtis, Kurt Cobain, et bien sûr Iggy Pop, qui a lui aussi marché sur la foule. Autant les témoignages alternent mythification et déconstruction, selon les intérêts des acteurs, autant Marquis reste intouché, fournissant ainsi sur l'ensemble du livre une sorte de figure idéale du rock'n roll, bête de scène, chair souffrante, connard mutique, rotant, pissant, éjaculant sur ses groupies extatiques. Je dédie à certains de SC qui se reconnaîtront cette remarque: après avoir essayé toutes les drogues, Marquis ne carburera plus à la fin qu'à la bière.
Seconde jouissance: le langage le plus ordurier est doublé, triplé par la réalité qu'il évoque, le plus souvent en arrière-plan. On va plus loin encore que du temps de path: on passe des caves (atomisées par path dans Le goût...) au territoire des scientifiques, dont on n'a que l'esquisse un siècle plus tôt, dans un déluge d'abominations physiques et de rites sociaux invivables. Je garde à l'esprit ce foetus gardé en stase et accroché à l'oreille et cet anus tapissé de photos... mais plus encore l'étrange et finalement agréable sensation de ne jamais savoir à quel sexe appartient tel ou tel locuteur, puisque les organes sont amovibles... L'adolescent en rébellion ne se réveille donc pas avec une gueule de bois et un tatouage ridicule sur la fesse, mais avec une bite greffée sur le front. Et je ne parle que de la valse des organes. Il y a plein d'autres trasheries post-apo-cyberpunk balancées comme des détails normaux et teintés de la nostalgie des "témoins".
Troisième jouissance et dernière, puisque donnée en toute fin. Ceux qui ont lu ma critique du Goût... auront déjà repéré des similitudes dans les qualités que je trouve à cette suite. Comme dans le premier livre, ce n'est qu'avec les dernières pages que le puzzle (je pense en fait au "façon puzzle" des tontons) devient d'un coup un Rubens. J'ai compris que j'avais lu une suite souterraine, modèle dont je ne trouve pas d'équivalent, ni en littérature, ni au cinéma. Dans cette fin, on retrouve la narratrice du Goût, en apprenant d'un coup qu'elle est là aussi à l'origine de cette seconde histoire (mais d'une façon si indirecte que je ne révèle rien) et son nom; on découvre que les thèmes sont les mêmes : la survie, la valeur de l'être humain, la mémoire/l'archive. Aux phrases travaillées et au vocabulaire coruscant du Goût répondent les phrases nominales, l'oralité et les jurons variés d'Outrage. A la confession de la narratrice unique répond le mutisme de Marquis, raconté par une foule. Je pourrais continuer de les comparer, Eve/Lilith et le Christ, mais je ne voudrais pas gâcher inutilement la lecture d'autrui. Une dernière comparaison, d'un optimisme un peu étrange chez Dufour: à la fatalité répond la révolution.
Ce livre est donc jouissif instantanément et dans la durée. Je ne pratique pas beaucoup le genre, mais je crois qu'aucun roman n'a davantage mérité (en concerts qu'ont d'la gueule, en couples sado-maso, en problématique réel/virtuel) le terme CYBERPUNK.
Addendum sans rapport: lors de la description des caves, Dufour recopie quasiment tel quel la description des bas-fonds d'Ankh-Morpok: comme la ville s'est bâtie sur elle-même, on peut circuler dans les souterrains en abattant d'anciens murs, passant d'anciens temples en anciennes boutiques. Que cette idée puisse passer tel quel du Disque-Monde à une anticipation laisse songeur...