Pour Gaby, tout avait commencé comme ça. Un jour son père leur avait expliqué à lui et à sa petite sœur Ana la différence entre les Hutu et les Tutsi. Il avait simplement résumé ces peuples, avec ce qu’il croyait être des mots pour enfants, des mots simples, mais des mots qui résonnaient comme des grossièretés, mettant de côté la complexité de chacune des cultures. Gaby s’en souvient, il avait dit…
« Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec de gros nez » et les Tutsi sont « beaucoup moins nombreux que les Hutu, ils sont grands et maigres avec des nez fins et on ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête » (Page 9). Voilà comment commence l’apprentissage de la différence. Pourtant, ce petit garçon né d’un père français et d’une mère Tutsi est métis. Il vit au Burundi, en Afrique, où on le perçoit comme un blanc. Mais il n’est pas seul. Lui et ses autres copains « mélangés » font de leur quotidien une tranquille aventure qu’ils partagent entre l’école, les baignades dans la Muha, les cueillettes de mangues dans les jardins, la construction de radeaux en feuilles de bananiers et les discussions enflammées dans le Combi Volkswagen. Dans sa bande, ils sont épris de liberté et d’insouciance, mais le vent de la haine les poussera dans un autre sens.
Publié cette année chez Grasset, Petit Pays est le premier roman de Gaël Faye, un auteur-compositeur-interprète, lui-même réfugié des atrocités du génocide rwandais. Dans ce livre, il se raconte à demi mot, ce n’est pas vraiment son histoire, ce n’est pas vraiment celle d’un autre, c’est tout simplement celle de l’enfance dans un pays en guerre. Avec lui, il nous emmène au Burundi, à Bujumbura. Il y avait un avant, il y aura un après. Le lecteur est investi dans le conflit à travers la vision qu’en ont une bande d’enfants, pas tout à fait prêts à laisser leur pays se faire prendre, pas tout à fait prêts à abandonner leurs jouets pour le défendre. Mais peu à peu pourtant, l’horreur les rattrape, et après la violence commence la spirale de la vengeance. Gaby ne comprend plus les discussions politiques de ses copains, voudrait sécher les pleurs de ceux qui ont perdu quelqu’un, retenir ceux qui partent se réfugier, retenir encore un peu de son passé.
Petit Pays est une ode affectueuse aux sensations, aux odeurs, aux couleurs, aux saveurs. Lauréat du roman FNAC 2016, il a aussi été nominé pour toutes les sélections d’automne (Goncourt, Interallié, Médicis, Femina, Renaudot…). Son style d’écriture est pur, sensible, mais pas mélodramatique, simplement dramatique. La guerre devient une musique de fond, une ambiance lancinante qui nous pénètre sans nous agresser, presque sans se faire remarquer. La voix du narrateur est juste, fluide et posée. Il emploie un vocabulaire imagée déjà dépaysant. Si en France on est haut comme trois pommes, dans son ailleurs à lui, on est haut comme trois mangues. Il ne nie pas l’atrocité des événements, la fin du roman est d’ailleurs réellement poignante, mais c’est le regard d’un enfant de onze ans sur un génocide, c’est une conscience qui s’éveille malgré elle à la douleur du monde des adultes, qui assiste à la prise de pouvoir de la violence. C’est une conscience qui naît pour interroger l’absurdité. Le Rwanda est en guerre, mais Gaby l’est aussi, pour garder innocence et insouciance, il mène son propre combat, celui d’un être humain qui se refuse à la violence.
Le XX° siècle s’est ouvert sur le génocide arménien et s’est clos sur le génocide rwandais. Si les Nazis ont mis 5 ans pour exterminer 10 millions d’êtres humains, il aura fallut trois mois aux Hutu pour en assassiner 1 million… à la machette !
« Allongé dans mon lit, je pouvais admirer le spectacles des balles traçantes dans le ciel. En d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais pensé voir des étoiles filantes ». (Page 197)