Entre le passé et le présent, il n'y a au fond qu'une mince pellicule de cellophane. Il suffit d'une piqure d'insecte, presque rien, pour que les souvenirs reviennent par bouffées. Et chez Modiano; ce sont des patronymes, des numéros de téléphone périmés et des noms de lieux qui suscitent ce retour en arrière. Jamais anodines, ces réminiscences sont toujours d'une douceur douloureuse, puisqu'elles sont floues, forcément, et qu'elles viennent par bribes et par recoupements. Et les blancs de l'enfance se comblent peu à peu, mais jamais tout à fait. Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est un roman modianesque pur sucre. Et donc un régal pour les amateurs dans une tonalité sombre et mélancolique qui semble encore s'accentuer dans ses derniers livres. Jean est un sexagénaire qui, à son corps défendant, voit sa mémoire travailler à nouveau, lui qui vit dans l'oubli et dans un quotidien sans joie où seules la lecture de Buffon et l'observation des arbres lui donnent encore la sensation de vivre. Un carnet d'adresses perdu et retrouvé par un individu étrange le remet sur la piste de sa petite enfance. Et d'une femme, plus particulièrement (Anne), qui remplaça un moment sa mère et qu'il retrouva quinze ans plus tard, brièvement. Le livre de Modiano vogue entre trois époques, avec cette nostalgie des années 50, les photomatons, une maison en banlieue, et Anne, dont le mystère de la profession et des (mauvaises) fréquentations ne sera jamais éclairci. Patrick Modiano, enquêteur de l'intime, nous entraîne une fois de plus dans un monde flottant et disparu. Ce ne pourrait être qu'un rêve après tout, tellement les contours en sont vagues. De ceux dont on ne perçoit au réveil que quelques impressions éparses et singulièrement tristes. Un état cotonneux que la prose fluide de l'auteur, comme toujours, rend merveilleusement bien.