On pourrait croire que l'on finit par s'épuiser de l'immense littérature née de la manie concentrationnaire du XXe siècle. Les énormes Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, livrés dans une superbe édition intégrale par Verdier, prouvent sur 1500 pages que cela n'est pas près d'arriver. La lecture n'en est pas toujours facile : bien que traduits dans une langue limpide, leur forme fragmentaire, souvent répétitive, qui s'attache obstinément aux mêmes objets voire aux mêmes situations, déroute dans un premier temps.


Elle devient graduellement hypnotique : Chalamov, comme le mineur sur son front de taille tant haï, tire du permafrost de la Kolyma des pépites d'or. Tout commence par son talent de conteur et aux vignettes simples mais saisissantes qu'il tire de ses dix-sept ans dans “l'enfer” sibérien. Elles sont parfois, souvent cruelles — le z/k qui manœuvre habilement pour être affecté à une tâche clémente près du camp de transit, voit finalement les bornes kilométriques défiler à toute vitesse aux côtés du camion —, parfois lumineuses — le geste d'un juge d'instruction qui jette au feu le dossier condamnant à mort un prisonnier qui l'aide à copier ses pièces — ou ubuesques — la condamnation à dix ans de camp supplémentaire pour avoir dit que l'anti-bolchévique Bounine était un grand écrivain russe. Ces histoires s'entrelacent, se répètent ou se font écho, si bien qu'on relit le même passage réécrit sous plusieurs angles, parfois revécus par divers avatars de l'auteur.


Cette expérience de dissociation personnelle, qui anéantit l'individu par l'explosion des récits, répond à la grande simplicité du décor. Quelques personnages stéréotypés : les médecins, dieux du camp ; les “crevards”, souvent des “article 58” démolis par le travail ; les truands, etc. Des paysages inchangés : la neige, le froid terrible, inimaginable (qu'on étalonne en considérant que les crachats ne gèlent en vol qu'à partir de -50°), les pins nains et les mélèzes, l'unique route de Magadane, etc.


Mais le plus frappant, chez Chalamov, est sans doute son portrait moral intransigeant de la vie dans la Kolyma : “Chaque instant dans les camps est un instant empoisonné”. Contrairement à Dostoïevski, à Soljenitsyne, il ne trouve aucune vertu rédemptrice à cet enfer sur terre. Les hommes survivent alors que les chiens et les chevaux sont morts, parce qu'ils sont les plus acharnés à vivre. Ce faisant, ils se dépouillent de ce qu'ils ont d'humain, soit parce qu'ils fondent face à la faim et aux efforts colossaux qui sont exigés d'eux et deviennent ainsi des “crevards” débiles, soit parce qu'ils concluent un pacte avec le diable pour rejoindre la pègre des camps, que Chalamov poursuit d'une haine perçante.


Reste la pureté d'une œuvre dont Chalamov livre lui-même la clé dès la première page de ses Récits :
Sur la piste étroite et trompeuse ainsi tracée, avance une rangée de cinq à six hommes. Ils ne posent pas le pied dans les traces, mais à côté. Parvenus à un endroit fixé à l’avance, ils font demi-tour et marchent à nouveau de façon à piétiner la neige vierge, là où l’homme n’a encore jamais mis le pied. La route est tracée. Des gens, des convois de traîneaux, des tracteurs peuvent l’emprunter. Si l’on marchait dans les pas du premier homme, ce serait un chemin étroit, visible mais à peine praticable, un sentier au lieu d’une route, des trous où l’on progresserait plus difficilement qu’à travers la neige vierge. Le premier homme a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de forces, un des cinq hommes de tête passe devant. Tous ceux qui suivent sa trace, jusqu’au plus petit, au plus faible, doivent marcher sur un coin de neige vierge et non dans les traces d’autrui. Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas pour les écrivains mais pour les lecteurs.

Venantius
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le 8 févr. 2019

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