100% de désespoir, 40% d'humour
Varlam Chalamov livre dans les Récits de la Kolyma ses expériences de camp de concentration et extermination. La Kolyma est une presque île située à l'extrême nord de la Sibérie. Il est condamné une première fois à la Vichéra, dans l'Oural central pour avoir critiqué Staline dans ce qui sera son "Testament de Lénine". Trois ans plus tard à son retour à Moscou, il est de nouveau arrêté, puis sa peine est encore allongée une fois à l'intérieur du camp, six ans après pour avoir dit de Bounine qu'il était un grand écrivain russe. Cette affirmation sera considérée comme de "l'agitation anti-sovétique". Vers la fin de sa peine, il fait des études d'aide-médecin, ce qui lui permet d'avoir un travail moins épuisant que la taille aurifère habituellement laissée aux prisonniers politiques. Enfin libéré, il revient vers sa famille, mais sa femme a élevé leur fille dans le mensonge à propos de sa situation et lui a inculqué le culte du stalinisme, ce que l'ancien bagnard voit comme une trahison à ses idéaux. Incapable d'écrire au camp, car le gel diminue les facultés cognitives de l'individu, ses récits constituent des fragments de souvenirs. L'édition contient l'intégralité des nouvelles dans six parties qui paraissaient habituellement séparées.
La première chose à noter dans la lecture des récits est qu'il est impossible de rester indifférent, le désespoir est présent dans chaque page, parfois marié à la compassion, à la terreur, et souvent à l'humour. Chalamov est un optimiste irrécupérable, comme dans le travail minier, il sait extraire des pépites de la boue la plus noire. Malheureusement je n'ai réussi à lire que les deux tiers du livre (ce qui correspond quand même à un millier de pages), je suis d'habitude plus tenace, mais dès la seconde partie l'auteur fait des redites, il va même jusqu'à raconter les mêmes anecdotes sur les mêmes personnages, et cela devient totalement indigeste, je recommande donc la lecture des recueils individuels. Ses souvenirs sont légèrement romancés en cela qu'il incarne plusieurs personnages qui sont pour lui autant d'alter-égos, j'ignore s'il raconte les histoires des détenus qu'il a connu à la première personne, ou s'il s'invente des avatars pour sa propre histoire. J'ai été happée par chacune de ses nouvelles, et certains exemples m'ont profondément émue... Lorsqu'il faisait plus de -50°, les crachats des détenus gelaient à l'air libre, un individu normal ne survivait que trois semaines à la taille aurifère, et devait pour manger "correctement" remplir une norme qui était de 2m3 de terre creusée, avec le permafrost c'était impossible. Les dénonciations pour lesquelles on est emprisonné entre 1920 et 1945 en Russie sont incroyables, une femme vend son mari par simple commodité, et au sein des camps on rallonge les peines pour un rien, la main d'œuvre gratuite est une aubaine pour l'état. Ce qui m'a le plus choqué est la profonde disctinction faire entre les politiques et les prisonniers dits de "droit commun" (voleurs, meurtriers, pédophiles et autres sympathiques personnages...). Les Ivan Ivanovitch, comme on appellait les intellectuels, étaient désignés comme des "ennemis du peuple" a contrario de leurs compagnons, on leur donnait alors les tâches les plus dures, qui les tuait encore plus rapidement que les anciens travailleurs manuels. Un mot mal placé était donc plus grave qu'un meurtre... Dans la quatrième partie du livre, Chalamov s'improvise théoricien, critiquant l'engouement que la littérature voue aux truands, fléau des prisons. Ces hommes sans foi ni loi pillent les plus pauvres, dépravent les femmes, tuent et torturent sans pitié. Toutefois je l'ai trouvé meilleur conteur, son argumentation est très scolaire et encore une fois répétitive, le recueil "Essai sur le monde du crime" est donc à éviter. Grâce à lui et au merveilleux travail des traducteurs j'ai découvert beaucoup de nouveaux auteurs russes qu'il me tarde de connaitre. Une fois encore j'ai été éblouie par le caractère du russe, beaucoup préfèreront mourir de faim que d'accuser ou de voler un camarade, la morale passant avant tout. Un ouvrage de poids, qui si vous vous intéressez à l'histoire ou juste à la littérature russe, vous ravira.