Salut Sens Critique,
Je t'ai connue toute petite. Peut-être te souviens-tu un peu de moi. J'espère que cette visite après une longue absence ne sera pas la dernière et qu'elle te sera agréable. Tu as bien changé. J'ai vu quelques photos, de temps en temps, et tu as connu une sale période, pleine de pop-ups incongrus et de pubs pustuleuses. Cet âge ingrat était prévisible; ce n'est pas lui qui m'a tenu éloigné de toi. Je dirais bien, pour éviter les explications, que c'est la vie. En vérité, c'est à cause de ce roman de Denis Tillinac.
En ce temps-là, je lisais pour des raisons professionnelles la sélection du Goncourt, dont faisait partie Retiens ma nuit. Je m'étais tenu à l'écriture d'une critique par oeuvre, et je crois avoir réussi jusqu'à celui-ci - c'est un peu loin, 2015. Après la lecture rapide de ce roman merdique, sans rien connaître de son auteur, j'ai essayé de faire le tri dans tout ce qui en faisait une purge sans nom. Par quel bout le prendre? Le style vieillot? L'intrigue éventée datant du réalisme du XIX° sc? La vision de l'amour plus rance qu'un beurre lassé en pleine canicule? L'horrible fatuité surplombante de l'auteur/narrateur masculin? Le pompage évident, sans excuse postmoderne, du Lys dans la vallée et de Madame Bovary? Au fond, il me paraissait incroyable qu'on puisse écrire cyniquement un truc aussi confit dans toutes sortes d'archaïsme, puis qu'un éditeur laisse tout passer, y compris les invraisemblances (je m'en fous, moi, des invraisemblances, mais quand on veut s'inscrire dans le réalisme vaseux des amours provinciales, hein, bon). Qu'il se trouve un lectorat, pas de problème.
Et puis, comme l'a mieux écrit un autre, j’ai eu l’imprudence de lire Retiens ma nuit ; soudain, une indolence, du poids de vingt atmosphères, s’est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit." J'aurais dû d'ailleurs me contenter de citer Charles et de donner une sale note, ça aurait peut-être fait marrer quelques éclaireurs, mais je l'ai vraiment ressenti, ce poids de vingt atmosphères, je l'ai vécue, cette épouvantable inutilité, et écrire toute critique a perdu tout sens.
Ces dernières années, vois-tu, j'ai souvent pensé à toi et à cette critique, alors que le souvenir du roman s'effaçait en moi. Denis Tillinac est mort dans l'indifférence générale sauf du milieu réactionnaire chiraquien qui j'imagine permettait qu'on le laisse gâcher du papier. Reparler de ce livre, après tout ce temps, n'était plus qu'une affaire personnelle, plutôt entre moi et moi qu'entre moi et Retiens ma nuit. Mais voilà qu'en écrivant je m'emporte, je m'énerve, renouant un peu avec mon écœurement passé. L'indifférence est-elle donc vaincue?
En attendant de te revoir bientôt, je t'embrasse.