Difficile de faire la somme de tous ces déferlements qui nous happent à l'appel de ce petit livre jaune. Impossible même. Ne reste en mémoire que la sensation brutale des coups qui s'enchainent, méthodiquement, et de la puissance dévastatrice d'une pensée qui frappe de plein fouet, sans possibilités de l'échappatoire.
Didier Eribon est un transfuge de classe, homosexuel. Le "Edouard Louis originel". Difficile , après la lecture de Retour à Reims, de ne pas voir l'œuvre du jeune auteur blondinet comme une forme de déclinaison à l'infini du parcours de son mentor, consciente de son impossibilité de faire mieux que lui. Les romans d'Edouard Louis, comme une manière perpétuelle d'étendre le propos encore et encore, de le dé-synthétiser pour mieux l'extraire de sa parole scientifique (propre au champ sociologique) : pour mieux passer de la Science au Roman, de l'individu à l'Universel.
Sous ses airs de récit autobiographique, Retour à Reims reste en effet un ouvrage socio-philosophique d'une titanesque densité, certes influencé par le travail de l'"écriture mémorielle", développée par des auteur(e)s comme Annie Ernaux, mais fondamentalement plus proche de textes "sérieux", difficiles et techniques, tels que ceux de Pierre Bourdieu. Un livre à la croisée des chemins donc, sous forme de synthèse, comme une réconciliation entre le discours et l'expérience vécue. Eribon navigue ainsi entre le souvenir et l'analyse, se réappropriant son propre récit pour mieux s'émanciper de sa condition : pour finalement penser à visage humain. Car si le Roman a ceci de formidable que de pouvoir étendre la pensée en l'ancrant dans des corps et des vécus, l'analyse objective est en elle-même un monde, et dispose de sa propre puissance esthétique. Il convient toujours de le rappeler.
Une réflexion peut être belle, un trait d'esprit peut être réjouissant, une analyse peut : faire bander. Si choisir est renoncer, alors Didier Eribon a écrit le livre parfait. Il vit, théorise, se souvient, s'émancipe, pense... fait comme il peut en somme, rattrapé inéluctablement par le pouvoir des structures de domination. Des structures immenses, en apparence indépassables, mais voilà que ce petit livre jaune vient, humainement, nous rappeler : qu'il est toujours possible de se frotter à leurs sommets.