Cet essai revient sur la véritable histoire du « violeur de la Sambre », un homme qui a agressé plus d’une cinquantaine de femmes, en toute impunité, de 1988 à 2018, dans la région de Maubeuge.


Je n’ai pas pour habitude de chroniquer les séries que je visionne, mais il s’en est fallu de peu pour que je me lance dans un article consacré à la série Sambre diffusée sur France 2 en novembre 2023, tant elle m’a semblée parfaitement réussie : justesse des acteurs, réalisme de la mise en scène et scénario implacable, le tout dans le but de dénoncer le dysfonctionnement de la justice française et de rendre enfin hommage aux victimes. Pari brillamment réussi, les avis sont unanimes, pour cette série de fiction française, récompensée à de multiples reprises. Lorsque l’occasion m’a été donnée d’écouter l’essai ayant inspiré cette série, Sambre, radioscopie d’un fait divers, enquête menée par la journaliste Alice Géraud, je n’ai pas hésité une seconde, ayant envie de comprendre l’intégralité des rouages de cette affaire hors-norme. J’ai découvert bien plus que cela: un livre d’une profonde humanité, une enquête qui mérite assurèment les prix qui lui ont été attribués et plus encore, et surtout d’être lue, écoutée ou vue par le plus grand nombre, au nom de l’évolution de la condition féminine.


Lorsque Alice Géraud entend parler de cette affaire, au moment de l’arrestation de Dino Scala en 2018, elle s’étonne que le criminel ait pu « oeuvrer » durant trente ans sans être soupçonné, dans un périmètre si limité et selon un rituel bien établi : les viols ont en effet tous eu lieu tôt le matin le long d’une départementale qui longe la Sambre sur 17 kms, suivant un même mode opératoire. Elle décide alors d’aborder l’affaire de près, en se rendant sur place et en lisant chaque déposition, en épluchant chaque article de presse et en rencontrant les victimes. Les techniques de la police ont évolué et n’étaient pas en 1988 ce qu’elles sont aujourd’hui. Toutefois un portrait-robot a assez rapidement été mis à disposition des forces de l’ordre dans les communes où tout le monde connaissait Dino Scala, un homme socialement intégré, bon père de famille, bon employé et entraineur de football… De surcroit ami avec les agents de la gendarmerie locale… Le récit revient en détail sur chaque viol, sur chaque victime en une répétition quasi hypnotique, provoquant sur le lecteur l’effet escompté : on se demande comment l’homme a pu agressé en toute impunité autant de femmes ? Jamais un auteur de fiction n’oserait inventer une telle histoire sous peine de paraître trop peu crédible… Et pourtant, dans la réalité, les faits se sont ainsi déroulés: une accumulation de victimes, poussant la porte du commissariat, relatant des faits d’agressions subis sur plusieurs communes séparées par quelques kilomètres. Les lecteurs ayant perçu une déplaisante redondance, rendant inconfortable le récit, sont bien à plaindre pour leur manque d’empathie car ils sont certainement passés à côté de la portée du texte et du but de l’auteure qui est bel et bien de nous faire prendre conscience de l’inconcevable succession de faits semblables sans qu’aucun lien entre les affaires ne soit établi par les forces de l’ordre durant de nombreuses années. Et pour quelles raisons ? Manque de communications entre les services publiques, manque d’intérêt des médias, voire dilettantisme des forces de l’ordre ?… Un peu de tout cela en effet, mais surtout et essentiellement, un réel manque d’intérêt envers les victimes, dont les témoignages n’ont pas été pris en compte à leur juste valeur.


» MES VICTIMES N’ONT PAS DE VISAGE, JE NE SAIS RIEN D’ELLES, JE LES OUBLIE, ELLES SONT COMME DES FANTÔMES »

Fantômes devant leur agresseur, fantômes devant les forces de l’ordre et devant la justice, victimes fantômes devant la société… C’est là que le fait divers devient fait de société : la parole des femmes mise en doute par les forces de l’ordre, dénigrée voire moquée (certains passages sont effarants, par exemple lorsque les enquêteurs demandent à une lycéenne si elle avait un contrôle prévu en classe le jour du drame et si elle n’a pas inventé toute cette histoire pour y échapper???, où ce qu’une des victimes portait ce jour là, n’avait-elle pas une tenue trop aguichante ???), jusqu’à ces plaignantes sur les bancs du tribunal lors du procès en 2022 pour lesquelles les avocats de la défense vont jusqu’à fouiller le passé intime et soumis au secret médical pour les décrédibiliser… A se demander qui sont les accusés ? Lorsque après l’agression, on leur assène un « vous avez eu de la chance » (d’être encore vivante, de ne pas avoir été violé mais d’avoir « seulement » subi des attouchements…), il s’agit ni plus ni moins que d’une injonction au silence, qui démontre une volonté de surpuissance du patriarcat face à la femme objet… Le tout récent soulèvement des années #Meetoo, où les générations féminines s’affirment les unes après les autres tenderait à limiter ce genre de comportement dénigrant, mais on avance souvent d’un pas pour reculer de deux. D’où l’importance de ce livre pour que l’idée de ne plus se taire soit enfin assimilée.


Ces femmes ont donc subi le calvaire du viol qui est devenu le calvaire d’une vie avec toutes les conséquences que l’on connait (intimes, relationnelles, professionnelles…), mais aussi le calvaire de la confrontation avec la police, puis lors de l’arrestation de Dino Scala, la prise de conscience que leur agresseur a vécu à proximité durant toutes ses années de liberté (certaines le compaient parmi leurs connaissances, d’autres se sont imaginées le croiser chaque matin), et pour finir l’enfer du procès où certaines (c’est à dire toutes par solidarité) se sont vues accusées à la place de leur agresseur! Pendant toutes ces années de calvaire pour les victimes, Dino Scala a donc agressé une cinquantaine de femmes (avérées) et certainement plus durant trente ans sans être incrimé et lorsqu’il sera enfin arrêté et jugé, il écopera d’une peine de vingt ans de prison car qu’il y ait dix ou cinquante victimes, la peine est la même. Attention, par un savant miracle juridique, il ne lui reste plus que neuf ans à purger. Impunité, lit-on parfois.


J’ai énormément appris avec cet essai, notamment sur l’évolution de la prise en charge des victimes car il y a tout de même eu une évolution, surtout ces dernières années, avec ce que l’on pourrait appeler le « retour d’expériences » des grandes affaires criminelles belges et françaises, entre autres. Ce livre est un hommage aux victimes, il évoque également certaines personnes qui sont sorties de l’ombre dans cette affaire et se sont battues pour faire avancer l’enquête : l’archiviste lilloise notamment, la maire de Louvroil ou encore la victime devenue ingénieure qui aura eu le courage d’affronter les magistrats pour leur faire prendre conscience des dysfonctionnements de leur métier, le prix Polar et Justice sera la preuve de la reconnaissance de ce corps de métier et d’une volonté de faire évoluer les choses en faveur des victimes.


Rien n’est dû au hasard, la note de fin de cet article sera allié au final exceptionnel de cet essai : en s’inquiétant du sort des victimes de cette affaire, l’auteure est parvenue dans les dernières pages à lier l’intime à l’universel, et le combat mené pour écrire ce livre prend tout son sens. Un mot pour saluer la prestation de Christel Wallois qui a prêté avec conviction sa voix pour l’adaptation audio de cette enquête. Je remercie les Editions Audiolib via Netgalley pour cette lecture exceptionnelle et extrêmement instructive.

loeilnoir
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le 15 janv. 2024

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