Plus on avance dans un livre de Sōseki, plus on avance dans l'oeuvre de Sōseki même, et plus le mystère s'épaissit. Il s'agirait presque d'un cas d'envoutement : impossible de comprendre où est le truc, en surface tout semble si anodin, et pourtant force est de constater que quelque chose, caché très loin, dans le livre et dans le lecteur ensemble, bouillonne.
Si les trames de ses romans sont toujours bien lâches (aussi lâches que ses héros sont velléitaires), celle de Sanchirō pousse le bouchon très loin. Il ne s'y passe rien, c'est un roman d'apprentissage qui fait l'école buissonnière. Comme pour souligner encore cette vacance du réel dans laquelle va tomber le jeune étudiant monté de sa province à Tokyo, Sōseki commence l'histoire tambour battant : une étape, la nuit, dans une ville de province, avec une jeune femme qui s'invite dans la chambre, dans le lit, du héros malgré lui... et rien. Au matin, la belle un peu vexée lui dira juste "vous n'êtes pas bien courageux" avant de disparaître.
J'ai dit qu'il ne se passait rien ? Ah, la langue française s'amuse à jouer des tours. Car justement, ce n'est pas qu'il ne se passe rien, mais bien que tout (se) passe, sans s'arrêter, dans un roman de Sōseki. On se passe des lettres, on se passe de l'argent, on se passe de manger, on se passe d'aller en cours, on passe le long du fleuve qui passe sans espoir de retour, on regarde les nuages passer. Et pourtant, Soseki n'est en rien un auteur contemplatif, c'est un chasseur qui semble attendre sa bête, caché, le fusil déjà prêt. Oui, caché, un peu loin, certain que quelque chose va surgir, mais quand ?
Peut-être son originalité est-elle là, qui explique à la fois le gigantesque succès de ses romans au Japon, et la vague indifférence qu'il suscite généralement en Occident : Sōseki n'écrit pas tant qu'il efface. Les jugements, les conclusions, la triste logique de la causalité. Aucun rapport avec de l'objectivité mal comprise : il n'y a pas plus subjectif qu'une description de Sōseki, même ses dialogues sont tout emplis de lui. Mais sa présence est celle d'un fantôme. Il ne reste que des traces. D'ailleurs il n'explique jamais rien, mais semble au contraire ne réunir dans les pages de ses histoires que tous les moments curieux où quelque chose advient sans que personne ne puisse dire ni comment ni même quoi. Lire un roman de Sōseki, c'est s'approcher si près de la réalité qu'on ne peux plus rien discerner. Cécité nécessaire pour aller au-delà des apparences trompeuses, et commencer à voir ! Sōseki est un facétieux magicien, qui met entre nos mains le monde - ce bien étrange objet - non pour contempler sa beauté mais pour pouvoir rêver, plus longtemps, au formidable moule qui a dû le former.