Sarrasine
7.3
Sarrasine

livre de Honoré de Balzac (1831)

Le placement de Facino Cane dans les « Scènes de la vie parisienne » paraissait déjà discutable ; que Sarrasine ne figure pas dans les Études philosophiques est encore plus surprenant. Deuxième (demi-)étrangeté : même l’étude que l’enfonceur de portes ouvertes le plus violent de l’histoire de la critique littéraire a consacrée à ce récit ne parvient pas à lui enlever de son intérêt. À la décharge – ou pas, d’ailleurs – de Roland Barthes, Balzac ne montre pas dans Sarrasine la plus grande des légèretés – voir par exemple cet incipit où le motif du double est traité avec une très grande insistance : « à ma droite, la sombre et silencieuse image de la mort ; à ma gauche, les décentes bacchanales de la vie : ici, la nature froide, morne, en deuil ; là, les hommes en joie » (p. 1044), etc., un peu plus et on dirait du Victor Hugo.

Ce que Barthes, dans mes souvenirs (1), a peut-être loupé, tout occupé à commenter le récit lexie après lexie encore plus méthodiquement qu’on déplume un poulet plume par plume, c’est que ce thème du double est effectivement essentiel à Sarrasine. (Il est vrai que les plumes sont essentielles au poulet.) Il y a ce jeu de symétrie : récit cadre / récit enchâssé, avec les conversations qui vont de pair : le narrateur et Béatrix / Sarrasine et le narrateur. Il y a ces deux décors qui se répondent : le Paris du XIXe siècle et l’Italie du XVIIIe. Il y a même le monde des morts et celui des vivants – avec le vieux Sarrasine en intermédiaire ?


Une symétrie saute peut-être moins aux yeux : la dernière phrase est un écho de la première : « J’étais plongé dans une de ces rêveries profondes qui saisissent tout le monde, même un homme frivole, au sein des fêtes les plus tumultueuses » (p. 1043) et « Et la marquise resta pensive » (p. 1076). Il y a là, me semble-t-il, davantage que du formalisme fortuit. (Et sans doute un lecteur pointilleux de cette critique m’objectera-t-il qu’être plongé dans une rêverie n’est pas être pensif. Soit.) D’une part, qu’un récit ayant la musique pour thème s’ouvre et se ferme sur l’évocation d’un personnage silencieux ne me paraît pas anodin : Sarrasine va commencer, Sarrasine se déroule, Sarrasine est terminé, la nouvelle est construite comme une pièce musicale.

D’autre part – et cela rapprocherait peut-être le texte du fantastique, auquel il ne se rattache pas à strictement parler, mais cela rejoint la question de son placement au sein de La Comédie humaine – ce silence, rêveur ou pensif, a quelque chose d’une contamination : comme un virus qu’on se refourgue en écoutant des histoires.

C’est qu’au fond, Sarrasine rend assez bien compte du caractère mille-et-une-nuits-esque du massif romanesque balzacien : on est là pour écouter des histoires. Qu’on lise ce récit comme l’histoire d’une concurrence de Pygmalions entre Sarrasine et un « prince romain » (p. 1072), ce qu’il est, comme une variation sulfureuse autour du motif de l’intersexe, ce qu’il pourrait aussi être, comme une évocation en filigrane des pouvoirs amoureux du pied féminin, ce qu’on défendrait à la rigueur, ou comme encore autre chose, il reste difficile de nier que Sarrasine montre de la vigueur et une certaine richesse.


(1) Il faudrait que je rejette un œil à S/Z, lu comme un pensum à l’occasion de mes études. Peut-être en 2026.

Alcofribas
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Créée

le 12 janv. 2025

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