Saturne
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Saturne

livre de Sarah Chiche (2020)


Jusqu'à quel point la manière dont nous pensons que nos parents se sont aimés façonne-t-elle notre propre degré d'idéalisation de l'amour ?



J'avais déjà été très émue par le remarquable "Les enténébrés", tour de force littéraire où Sarah Chiche revenait sur l'histoire de sa mère, dans une autofiction très réussie. Avec "Saturne", la psychanalyste s'attaque cette fois à la figure de son père, complétant ainsi le déchirant diptyque parental à la source de nombre de ses maux (et mots, évidemment). Père jamais connu, foudroyé à 34 ans par un mal inconnu, laissant sa fille de 15 mois derrière lui, à jamais orpheline de son souvenir. Afin de cerner ce qu'il fut, Sarah Chiche s'attache d'abord à dépeindre sa famille, riches pieds-noirs à la tête d'un empire médical prolifique, atterris en France après les événements d'Algérie et menant un train de vie somptuaire dans un château où Sarah ancre de nombreux souvenirs d'enfance. Mais derrière le faste se cachent les rancœurs, les haines et le sens du sacrifice familial : Harry, le père de Sarah et son frère Armand, n'ont guère eu le choix de leur destinée. Ce sera médecine et reprise du flambeau afin de perpétuer la gloire et la réussite financière de la tribu.


Sarah en voudra à sa famille paternelle d'avoir piétiné les rêves d'autre chose de ce père envolé si tôt, rêveur et solitaire, amateur de vieux livres et d'astronomie. Ce qu'exprime fort bien ce roman, ce sont les ambivalences des sentiments, des attachements, le tiraillement que l'on ressent, les ressentiments des autres qu'on finit par faire siens par fidélité, loyauté mal placées.


L'auteur revient aussi, et c'est le fil carmin éclatant de ces 205 pages, sur la légende amoureuse du couple qu'ont (trop brièvement) formé ses parents. Cette histoire érotique, amoureuse, impudique. Elle dit cette mère aux yeux verts et or, sa beauté fracassante, décrit la rencontre romanesque, puis leur histoire passionnelle déchirante et lyrique, sans passer sous silence ses versants sombres (vénalité, troubles de l'identité de la mère..). La lettre d'amour qu'Harry adresse à Ève (ça ne s'invente pas) scintille à la page 85 comme un diamant éternel.


J'ai beaucoup pensé à Albert Cohen en lisant ce livre, surtout au couple mythique Solal/Ariane dans Belle du Seigneur que rappellent ces amants maudits. J'ai aussi songé à Hiroshima mon amour de Duras, quand Ève raconte à Sarah son grand amour et le saccage du temps sur les souvenirs, notamment ici :



On voudrait ne jamais oublier. On voudrait pouvoir garder les mots. Mais même ça, on finit par l'oublier.



Amants maudits car les parents de Sarah n'ont pas eu la partie facile avec sa famille à lui qui découvre bien vite que la sublime Ève n'est pas celle qu'elle dit être et la rejettent. Contre l'avis de tous, Harry impose cette belle blonde à qui il fait un enfant, une fille qui écrit sur lui, sur eux désormais. Une femme hantée par les douloureuses circonvolutions du destin des siens, par la mort de cet absent, par cette mère torturée. Sarah Chiche raconte sans détours et avec une sincérité admirable son sentiment de culpabilité, ses hallucinations, les médicaments, ses fêlures et ses désespoirs, ses années noires où la dépression la plus ténébreuse dévore tout l'horizon.



Je me sens tapissée d'un substance opaque, qui tache de nuit tout ce que je regarde.



Elle dit aussi la libération de l'âme au moment de découvrir ce film restauré, ce père qui s'anime sur la pellicule pour la première fois, l'éblouissement de son regard à lui sur le bébé qu'elle fut.. Une prise de conscience viscérale de l'amour réciproque, une façon de mettre l'abandon à distance qui m'a fait verser des larmes sur les dernières pages, larmes qui ont duré quelques minutes et qui sont prêtes à ressurgir à y repenser.



Je t'aimais donc et tu m'aimais aussi.
Personne ne m'avait jamais dit que j'aimais mon père.



Le livre s'ouvre sur Thanatos, sur les derniers jours d'Harry à l'hôpital et ses mots tracés sur l'ardoise "Ma femme, ma fille" avant le grand départ définitif. Des pages poignantes qui giflent le lecteur, surtout "les endeuillés" de l'exergue dont je suis. Le roman poursuit ensuite sa course entre Éros, qu'il s'agisse des câlins à la lavande de la grand-mère moelleuse, de l'amour légendaire des parents de la narratrice, et la mort qui rôde, celle du père puis celle de l'aïeule, puis celle de l'auteur qui se laisse glisse lentement dans une immense douleur, un mal de vivre dont elle sera sauvée in extremis. La fin opère comme une réconciliation entre ces deux forces d'amour et de mort, qui ne peuvent trouver leur résolution qu'à travers la création et notamment l'écriture :



Quelque chose a changé. Je regarde par la fenêtre. Je vois la couleur des choses. (...)Tout est perdu. Tout est splendide.



Le titre de ce roman, Saturne, est à la fois un clin d'œil à la passion paternelle pour les astres, mais aussi un écho à cette planète qu'on dit celle des humeurs noires, de la mélancolie. Sarah Chiche semble s'y reconnaître, y trouver un confort d'âme, un accord secret, une harmonique personnelle. J'aime la plume de cette romancière car elle alterne la blancheur clinique, le compte rendu radical, cru, sans ambages, et le courant de conscience le plus poétique (et ténébreux) qui soit. Et ce glissement de pronom du "je" au "on" parfois comme une dépersonnalisation de l'émetteur. Comme si "je" n'avait plus d'identité, comme s'il était "un autre". Dualité, déjà dans l'écriture. J'apprécie l'insertion des lettres qui jettent une lumière intime, personnelle, sincère, d'une grande puissance. Je trouve courageux (même si j'en serais bien incapable) ces passages sexuels sans vergogne sur ses parents, un tabou que la jeune femme a dépassé, mais qui peut surprendre.


Il y a aussi la question de l'argent qui corrompt tout mais n'achète jamais l'essentiel, et celle de l'héritage, au sens propre comme figuré. Celui de son père, que la narratrice va chercher, non sans honte au regard des relations difficiles qu'elle entretient alors avec sa famille paternelle. Celui surtout, symbolique, mystique, que l'on porte en soi, trace de l'âme de nos géniteurs. Qu'est-ce que la narratrice a pris de ce père jamais connu ? Saurons-nous jamais les chemins innés qu'empruntent nos penchants, nos amours, nos goûts ? Quelle faille identitaire se creuse dans l'absence d'un père ? Que bâtissons-nous, quelle légende dorée, pour combler ce vide éternel ? Sarah Chiche semble dire qu'elle est une survivante ou plutôt, qu'il lui a fallu tuer ce qu'elle fut pour renaître autre. Un Phénix.



Un amour comme ça, ça n'existe pas. On n'aime plus comme ça. J'étais faite pour lui. Il était fait pour moi. Nous étions comme deux corps aimantés : ce qu'il avait à donner, j'avais à le prendre, j'en avais viscéralement besoin.



Saturne est le roman du Très Grand Amour qui finit mal, du chagrin accepté, de la résignation face à l'éphémère, des deuils avec lesquels il faut bien négocier, de la mort et de la maladie mentale sublimées en création, de la pente que l'on remonte parce qu'il faut bien vivre. Un roman qui est aussi, et avant tout, une somptueuse déclaration d'amour à ce père disparu, une façon de traverser le miroir pour le rejoindre de la plus belle des façons...


Enfin, cette phrase de sa mère qui devrait suffire à réparer l'irréparable et que j'ai reçue en plein visage :



Alors, relève la tête, car tu es née d'un immense amour. Et ça, ça ne peut pas mourir. Ça ne meurt jamais.



Sublime.

BrunePlatine
8
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le 29 janv. 2021

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