Shuggie a compris très tôt qu’il n’était pas comme les autres garçons, mais, du haut de ses huit ans, il a un problème plus urgent que les brutes qui le malmènent à cause de ses manières trop gracieuses : il doit veiller sur sa mère, Agnes Bain, qui, depuis que le père de Shuggie a claqué la porte pour aller vivre chez une autre femme, sombre de plus en plus profondément dans l’alcool.
Avec son tempérament volcanique et sa façon de traverser sa vie comme un avion en flammes qui, perdu pour perdu, ferait quelques loopings avant le crash, Agnes occupe tout l’espace du roman. Face à elle, l’enfant anxieux qu’est Shuggie peine à devenir le personnage principal de ce livre qui porte pourtant son nom, précisément pour cette raison : pendant des années, il met toute son individualité entre parenthèses pour se dévouer entièrement à sa mère. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si une des plus belles scènes, où Shuggie parvient exceptionnellement à s’affirmer, le montre dansant la chorégraphie du « Control » de Janet Jackson, chanson qui exprime le désir d’indépendance et d’individualité de la chanteuse face à son père qui contraint le moindre de ses mouvements.
En confinant Shuggie aux marges de la narration et en donnant le premier rôle à Agnes, Douglas Stuart nous place dans la même position que lui : nous sommes là, spectateurs impuissants, condamnés à voir se répéter les schémas destructeurs dans lesquels s’engage cette femme abusée par ses compagnons successifs, et qui tente tout de même de garder la tête haute, elle dont la beauté et l’élégance naturelle dénotent tant dans la sinistre banlieue de Glasgow qu’elle habite avec ses enfants. Le parti pris narratif, extrêmement efficace, nous suspend au rythme pourtant terriblement prévisible des améliorations et des rechutes d’Agnes, qui promet toujours d’arrêter de boire avant de replonger de manière plus violente encore, et démultiplie l’empathie que l’on ressent pour Shuggie.
Autour de ce drame familial, Douglas Stuart dresse un tableau complet de la désindustrialisation de l'Ecosse dans les années 80 et de ses conséquences sociales.
La fermeture des mines autour de Glasgow et le chômage massif qui frappe les hommes remet en question tout un ordre archaique dans lequel les maris pourvoient au besoin du foyer. Désaxés, les hommes ne trouvent que deux alternatives : ployer sous le poids de la honte et déserter, ou reprendre le pouvoir perdu en faisant peser sur leurs familles l'angoisse de la violence qu'ils peuvent déchaîner. Dans ce cadre, l'incapacité de Shuggie à se conformer aux normes de virilité est un coup de plus porté au vieux modèle patriarcal, d'autant plus insupportable que celui-ci est déjà amplement fragilisé. Au-delà, les effets de la paupérisation sont visibles à chaque instant, dans les pensées parasitées par la mise en place de stratégies économiques indispensables pour survivre d'une semaine à l'autre, comme dans les corps - à commencer par les dents, véritables symboles de la ruine des individus.
Mais Shuggie Bain est un roman classique dans le sens où il dresse ce portrait de la pauvreté sans y ajouter de surcouche analytique. Pas de sociologie, comme la littérature française récente nous y habitué ces dernières décennies dès qu'elle évoque la condition des plus démunis : inutile de relire Bourdieu quand le tableau est si éloquent. Douglas Stuart nous prive ainsi, volontairement, de toute prise de distance avec la réalité décrite en plan resserré, et souligne là encore notre impuissance: expliquer, analyser, ce serait déjà avoir une prise sur le monde. Nous n'en avons décidément aucune.