La lecture de Si c'est un homme est une expérience indéniablement marquante. Je suis loin d'être le premier à l'écrire et, pourtant, malgré tous les avis que j'ai pu lire, je n'en ai vu aucun souligner ce qui est selon moi l'élément le plus important du livre. Car oui, le témoignage de Primo Levi est superbe, bien écrit et marquant ; mais si Si c'est un homme n'avait été que cela (ce qui est en soi déjà pas mal), il ne m'aurait certainement pas autant marqué.
Pour moi, l'élément essentiel de ce Primo Levi, ce n'est pas le témoignage en lui-même, mais bien l'analyse qui en résulte. La première force de cette analyse, c'est qu'elle est en grande partie conduite par Primo Levi lui-même. Il nous raconte son histoire, de son arrestation à la libération du camp par les Russes. Si le début peut sembler relativement classique, on se rend compte petit à petit que ce récit se trouve en réalité être un récit analytique, mais un récit analytique centré sur une expérience sociologique complètement démentielle : que se passerait-il si l'on prenait une population, qu'on l'enfermait entre quatre murs avec rien d'autre qu'une paillasse pour deux pour la nuit, un pyjama troué comme seul habit et un bol de soupe avec un morceau de pain journalier comme seule nourriture ? Même la plus puissante simulation informatique actuelle ne pourrait le prévoir, et pour cause : c'est une expérience totalement humaine.
En cela, Si c'est un homme ne me semble pas loin du chef d'œuvre, et j'ai presque envie de courir lui mettre son 9 en écrivant ces mots : Levi a vécu cette expérience et a réussi à s'en sortir (grâce à de la chance couplée à son ingéniosité), mais il a surtout réussi à en tirer un nombre incroyable d'éléments sur la nature humaine qui, alors poussée dans ses derniers retranchements, retombe finalement à l'aube d'un monde non civilisé. La devise du Lager, "mange ton pain et si tu peux celui de ton voisin", en dit en soi beaucoup. Engrainé dans un processus de déshumanisation complète, le juif n'est plus un homme : trainé dans la boue, il redevient petit à petit un simple animal.
La question intéressante, à partir de là, est la suivante : quels éléments d'une société civilisée sont humains, et lesquels sont en réalité issus de notre condition basiquement animale ? Certains passages sont à ce titre édifiants, comme le moment où Primo Levi raconte comment fonctionne l'économie du camp, et les trésors d'ingéniosité que les hommes étaient amenés à déployer pour pouvoir s'en sortir ; tous les trafics, les échanges ou encore les spéculations dont ne dépendent aucun sentiment humain. Il est d'ailleurs assez amusant, ou inquiétant, de se rendre compte que la "bourse" d'Auschwitz possède un grand nombre de points communs avec notre vraie bourse actuelle. De là à dire que ceux qui y traitent sont aussi déshumanisés que les juifs du camp en 1944, il reste un pas que je vous laisserai franchir ou non selon votre bon vouloir, mais la réflexion est dans tous les cas intéressante.
La seconde force de cette analyse, c'est qu'elle est incomplète, car elle ne se base que sur ce que l'auteur a enduré. Primo Levi ne cherche jamais à aller plus loin que son propre vécu : la gigantesque expérience sociologique est décortiquée avec finesse, mais elle ne concernera jamais que le camp de Monovitz. Jamais ici nous ne saurons ce qui s'est par exemple passé dans d'autres camps Allemands. L'expérience est unique, cadrée, et laisse pourtant une fenêtre d'ouverture qui fait que, post-lecture, on continuera d'y penser. Qu'est-il arrivé à tel personnage ? A-t-il survécu et, si oui, comment ? Si Primo Levi ne le sait pas, alors nous ne le saurons pas non plus. Mais nous y penserons tout de même.
À ce titre, l'appendice d'une cinquantaine de pages, rajouté dans l'édition du livre publiée en 1976 et où Primo Levi répond à de nombreuses questions de lecteurs, possède à mon sens une importance non négligeable : elle nous sort certes du Lager, mais nous permet de nous y replonger avec le même homme, et avec non pas un regard extérieur, mais avec plusieurs : le sien, le nôtre et celui des lecteurs posant les questions. Primo Levi en dévoile ainsi un peu plus sur ce qu'il sait du destin de ses compagnons de malheur, mais surtout sur ses propres sentiments vis à vis de tout cela. En effet, comme il le dit lui même, il a choisi avec Si c'est un homme une position de témoin, et non de juge. Au cours du récit, il reste ainsi relativement froid et détaché, et c'est ce qui fait toute la puissance de l'œuvre, ce qui rend l'horreur aussi choquante et l'histoire aussi marquante.
Sous sa couverture de roman bien écrit et de témoignage poignant, Si c'est un homme est donc une œuvre analytique unique et exceptionnelle qui, pour peu qu'on soit ne serait-ce qu'un peu sensible à la nature de l'être humain, nous plongera dans de nombreuses réflexions, qui perdureront une fois le dernier chapitre clos et le livre refermé.