Une lecture troublante. Un lecteur troublé. Un trouble que je vais tenter de vous partager.
Nous sommes en 1638. Le très respecté révérend père portugais jésuite Cristóvão Ferreira aurait apostasié. Pis, torturé par le démoniaque Inoue, ne se serait-il pas rallié à ses persécuteurs ! Impensable. Deux jeunes prêtres de ses anciens élèves obtiennent la permission d’enquêter au Japon. Les missionnaires avaient été accueilli à bras ouverts. Par centaines de milliers, paysans et seigneurs s’étaient convertis acculant le shogunat, troublé, à réagir. Les étrangers furent expulsés, le christianisme proscrit, les fidèles persécutés, le Japon coupé du reste du monde.
Shūsaku Endō (1923 – 1996) nous livre un extraordinaire portrait de prêtre, l’égal des héros de Graham Greene (La Puissance et la Gloire) et Georges Bernanos (Le journal d’un curé de campagne). A leur suite, le père Sébastien Rodrigues est confronté au mal, à la souffrance et à l’insoutenable silence de Dieu. Il croit, prie, répète : « c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles ». Il connaît sa kénose. Il sait que le Créateur s’est retiré pour que la créature soit libre, que Dieu s’est fait homme pour l’homme devienne Dieu… Il sait que le mal est en nous. Il sait tout cela. La figure du Christ l’accompagne dans ses tribulations. Kichijiro, son propre guide, le livre pour quelques piécettes. Libéré de la peur par sa capture, il se prépare à la mort. Il rejoindra les apôtres et les trente premiers papes exécutés à Rome, les Vingt-six crucifiés de Nagasaki… et l’interminable litanie des martyrs. Il n’en sera rien. Inoue se révèle un vieillard aussi affable qu’implacable. Las de torturer les religieux, il préfère leur abjuration.
Sa première attaque se veut « raisonnable » : les succès des missionnaires étaient trompeurs, les baptisés les ont abusés. Ils ont subverti la révélation chrétienne, substituant au Dieu d’amour un culte solaire. Le père Rodrigues a confessé les captifs, assisté à leur supplice. Non, leur foi était réelle. La misère des paysans est incommensurable. La terre est pauvre. S’ils parviennent, les bonnes années, à subvenir aux besoins des moines, samouraïs et autres seigneurs, la famine demeure latente. Depuis des siècles, le bouddhisme ne leur promet qu’une réincarnation… en paysan. Un éternel recommencement. Les jésuites prêchaient un Royaume éternel, un Dieu d’amour, un Christ pauvre et donné aux pauvres.
La seconde manche sera décisive. Ferreira est là. Sombre et peu loquace, il admet avoir renié. Il a pris femme et enfants et traduit des ouvrages scientifiques. Pourquoi ? Inoue ligote ses victimes, tête en bas, et leur perce l’oreille. Le corps se vide, au goutte à goutte. L’affaire de plusieurs jours. C’est leur plainte que l’on entend au loin. Ils mourront. A moins qu’un prêtre ne piétine l’image sainte. Pour mettre un terme à leurs souffrances, il lui suffit de renoncer publiquement à sa foi. Inoué se chargera de propager la nouvelle. Accablé, Rodrigues vacille. Il supplie, et, du fond de sa déréliction, entend une voix lancer : « Piétine ! Piétine ! Mieux que quiconque je connais la souffrance. Piétine ! C’est pour être piétiné par les hommes que je suis venu au monde ! C’est pour partager la douleur des hommes que j’ai porté ma croix ! » Il cède. Les ultimes pages reprennent des extraits de rapports de police, plus récents, décrivant sa vie de reclus silencieux.
Le livre me tombe des mains. Quelle mouche a piqué Shūsaku Endō pour nous infliger une telle chute ? Qu’avons-nous à faire d’un tel poltron ! Je consens à absoudre le pitoyable Kichijiro, la lâcheté lui étant comptée comme circonstance atténuante, mais pas Rodriguez. Donnez-nous des héros ! Je me couche fâché.
Le lendemain, j’ai relu le fameux paragraphe. Etait-ce une autosuggestion dictée par la peur ? Une tentative de justification. Non. Est-ce bien les paroles du Christ ? Le « Tout est grâce » du curé d’Ambricourt ? Jésus autorise-t-il l’impensable. N’a-t-il pas partagé nos souffrances ? L’abjection de la croix. Certes. N’ai-je donc rien compris à la miséricorde ?
L’auteur de préciser sa pensée : « J'ai essayé, non pas tellement de raconter un Dieu-Père, image qui a tendance à caractériser le christianisme, mais plutôt de représenter l'aspect maternel et bienveillant de Dieu révélé dans la personne de Jésus ». Ok, je n’ai rien compris !