Un Proust par an. C'est un rythme à la fois effréné et en même temps bien trop espacé : car on oublie un peu, forcément, et certains éléments de l'intrigue finissent par s'estomper au fil des années. On retrouve en revanche le style si caractéristique de Marcel Proust comme on redécouvre, après plusieurs années, une maison dans laquelle on a longtemps vécue. De nouveau, ces phrases interminables mais pourtant si rythmées et si musicales. De nouveau, cette façon d'étirer le temps sur des pages et des pages, comme si la littérature avait le pouvoir de faire ralentir le cours de la vie, juste assez pour que l'on en examine tous les aspects.
Dans Sodome et Gomorrhe, comme dans les trois premiers tomes, on circule de fête mondaine en réunions de salon. Chez la duchesse de Guermantes d'abord, à Paris, puis chez les Verdurin, à Balbec. Proust se délecte alors dans la peinture balzacienne de profils bien typiques de ce genre de milieu : le docteur Cottard, médecin arriviste, le baron de Charlus, le seul qui trouve un peu grâce à ses yeux, Saniette, le souffre-douleur des Verdurin, le sculpteur Ski ou encore Madame Verdurin, maîtresse de maison snob comme les faux nobles de province. Mais, surtout, le fil rouge est ici la perception de l'homosexualité par le narrateur. Celle-ci est tantôt paranoïaque, tantôt fascinée. Le roman s'ouvre d'ailleurs sur une scène particulièrement voyeuriste, où l'on épie le baron de Charlus fricoter avec l'un de ses jeunes amants, Jupien. Le narrateur se décrit, tout au long du livre, comme particulièrement perspicace dans l'"identification" de ceux qu'il nomme "les invertis".
On ne sait pas vraiment si Proust instaure une certaine distance critique vis-à-vis des préjugés de son héros : ainsi, à la fin, sera-t-il persuadé de vouloir finir sa vie avec Albertine seulement en réaction à ce qu'il considère être une preuve de son homosexualité. Comme dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, le sentiment amoureux n'est ici qu'un symptôme de l'orgueil, une illusion sans cesse dévoilée par les basses passions de l'homme telle que la jalousie. Il est peut-être plus que jamais question de morale proustienne dans cet opus, ce qui annonce éventuellement une nouvelle dynamique pour la suite de la Recherche.
Les passages sur le deuil différé du narrateur après la mort de sa grand-mère quelques mois plus tôt, au moment où il retrouve l'hôtel de Balbec, où il a passé beaucoup de temps avec elle, sont, à mes yeux, les plus beaux et les plus touchants de ce volet.