Quatrième été consécutif où nous retrouvons, Marcel, je peux dire que j’apprécie ta ponctualité.
Admettons qu’au moins une fois sur deux, lors de mes comptes-rendus de lecture passionnés, je m’adresse directement à toi.
Je le fais d’autant plus volontiers que j’ai l’impression que tu as tenu compte mes réflexions post "jeunes filles en fleur". Je te l’avoue, je trouve ça extrêmement touchant. Une marque de respect vis-à-vis de ton lectorat le plus insignifiant qui démontre une nouvelle fois ta grandeur d’âme.
Car oui, Marcel, tu as fait un gros effort sur le style et je t’en remercie. La phrase s’est raccourcie, la pensée s’est faite plus directe, sans perdre une once de son acuité, de son humour discret mais ravageur, ou de son invitation perpétuelle à lire le monde autrement, une fois le livre refermé.
On parlera instinctivement de maturité, puisque les thèmes évoqués, nous allons y revenir juste après, sont ceux d’une garçon qui a évidemment grandi, muri et chez qui, tu y reviens fréquemment, la vision rêveuse et fantasmée du monde a fait place à celle d’un homme qui a percé le mystère des noms de lieux et de personnalités, et qui, surtout, sait à présent lire et comprendre sous la surface des êtres, non seulement à travers leurs réactions, réflexions ou comportements, ce qu’il a toujours su faire (et qui fait même office de marque de fabrique) mais à travers leur vernis social.
Si je peux me permettre une nouvelle réflexion, Marcel, puisque je sais que désormais tu m’écoutes, je dirai simplement ceci: il eut été de bon ton de mieux relire tes (foisonnantes) notes afin de mieux les ordonner. On sent bien que tes différents éditeurs se sont successivement arrachés les cheveux pour essayer de mettre un peu d’ordre dans ton texte foisonnant, qui décidant de placer ici un passage de 10 pages, qui de plutôt l’insérer dans les notes de fin de texte, qui d’ajouter trois mots ici pour articuler au mieux le récit, qui faisant fi de tes ajouts successifs sous forme de post-it de début de siècle.
Tu me répondras que les quelques incohérences narratives (un personnage dans le train puis sur le quai, un violon qui se transforme en flute) ne changent pas la nature profonde et la qualité de la prose, et j’aurais bien du mal à soutenir le contraire. Surtout, tu m’expliqueras qu’il s’agit du dernier volume publié de ton vivant, la maladie expliquant pour beaucoup les erreurs de relecture et les quelques omissions évoquées un peu plus haut.
C’est un argument recevable, mon cher Marcel, à condition que tu me promettes de ne plus l’utiliser.
Les thèmes, donc.
Le titre de ton volume ne prête pas, ou peu, à l’interprétation. La scène inaugurale mettant en scène notre baron, monsieur de Charlus et Jupien son giletier, pour des ébats jardiniers quasi bestiaux (faisant écho à la longue défiance paranoïaque que tu ne tarderas pas à éprouver envers cette chère Albertine, la belle de mon titre, qui semble ne rien moins aimer que de frotter sa juvénile poitrine contre celle de camarades de jeu appartenant au moins autant qu’elle au genre féminin) constitue une avancée spectaculaire de ton cheminement vers une encore plus grande lucidité face aux faux semblants d’un monde d’apparat et de dissimulation.
Les milieux homosexuels ont semble-t-il été émus suite à la partition de ce volume, en 1921. Bien entendu, il ne devait pouvoir s’agir que des sujets les plus éloignés des milieux littéraires, ou des moins clairvoyants d’entre eux, pour ne pas avoir lu à travers ce récit un témoignage à peine voilé de tes tournants intimes.
Un texte plus accessible, donc, parfois même proche de la grivoiserie et de la trivialité, mais qui gagne en légèreté et en plaisir de lecture par rapport aux volumes précédents, si cela était possible. De nombreux personnages sont maintenant de nous parfaitement connus, et cette parenthèse estivale en Normandie possède la grâce et l’enchantement d’un séjour sur la côte, fut-elle située dans la manche.
Il va donc m’être encore plus difficile qu’à l’accoutumée d’attendre le prochain été, tant j’ai pu discerner, ça ou là, les promesses à peine dissimulées de plaisirs encore plus vifs à venir. D’autant que, comme tu l’as si bien écrit:
«quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.»
Mais, vois-tu, j’ai d’autres partenaires littéraires avec qui je me flatte d’honorer de fréquents et réguliers rendez-vous (il faut savoir alterner les plaisirs) et avant de rejoindre Fiodor, je te fais part de ma désormais solide confiance pour ne pas voir dans ce marivaudage une trahison susceptible de faire naitre en toi des sentiments amers. Tu as grandi, je l’ai dit et remarqué, et je ne doute pas une seconde que tu sauras passer au delà de ces infidélités de façade.
Comment ça ? Je risque d’être déçu ?
Marcel, voyons.