Quoi de commun entre un libraire, un critique littéraire, un bibliophile, un bibliothécaire et un écrivain ? On serait tenté de répondre : leur amour des livres. Les quatre courts textes d’Orwell regroupés sous le titre “Sommes-nous ce que nous lisons ?” aux éditions 1001 nuits (dans la traduction du toujours très bon Charles Recoursé) proposent pourtant une réponse bien différente, et c’est ce qui en fait tout l’intérêt.
Contrairement à ce qu’on pourrait attendre de ce genre de petites plaquettes formatées pour donner lieu à des achats d’impulsion à la caisse des librairies, comme les chewing-gums à celles des supermarchés, ce petit recueil ne propose aucunement un éloge un peu béat de la lecture. Au contraire, Orwell s’y illustre par une façon paradoxale et inhabituelle d’envisager le livre - l’objet comme son contenu - d’une manière très pragmatique, en glosant longuement sur son coût pour calculer la rentabilité de la lecture par rapport à d’autres loisirs, ou en insistant sur la lassitude du libraire et du critique assommés par le défilé infini de livres interchangeables. Ouvertement iconoclaste et souvent très drôle, ce délicieux petit livre a un goût de trop peu (on rêverait, pour compléter le tableau, d’un chapitre sur le bibliothécaire et sa passion du pilon) mais est à mettre dans les mains de tous ceux dont le livre est le métier, qui se reconnaîtront dans cette désacralisation un peu blasée et goguenarde du livre qui n’empêche pas, loin s’en faut, une solide confiance dans un certain idéal de la littérature.
On pourrait citer un certain nombre de paragraphes, j’en garde un que je trouve particulièrement drôle et juste et qui, s’il concerne chez Orwell le métier de critique littéraire, peut aussi bien évoquer la pratique en amateur du bookstagrammeur ou du blogueur littéraire :« la critique forcenée, pratiquée sur une durée étendue, est un métier exceptionnellement ingrat et épuisant, pour le corps autant que pour les nerfs. Un métier qui suppose, non seulement, d'encenser des bouses (…) mais aussi d'inventer en permanence des réactions à des livres qui n'en provoquent pas l'ombre d'une. »