J'aurais bien aimé écrire ce livre. Il n'est pas le plus développé, le plus argumenté, le plus étayé, mais il est parmi ceux qui résonnent le plus dans mon expérience intime. En fait, j'aimerais le mettre dans les mains de toutes les personnes cisgenres que je connais et qui me respectent, parce que Juliet Drouar décrit à merveille l'étrangeté de vivre dans un système binaire oppressif qui va jusqu'à refuser votre existence. Et pour une fois, ce sont les personnes cis qui doivent se mettre à notre place, et pas l'inverse.
Il s'agit donc d'un manifeste, mais aussi d'un appel à nous rejoindre. Sortir de l'hétérosexualité, ce n'est pas préférer un appareil génital à un autre, c'est lutter contre l'injonction même d'avoir à en choisir un ; c'est lutter contre la domination d'une catégorie de personnes sur les autres. Pas seulement une domination sur les femmes cis hétéro, mais sur toutes celles qui doivent se ranger dans une des quelques catégories reconnues afin de pouvoir exister légalement, socialement, culturellement.
Plutôt que de parler de patriarcat, Drouar parle de cistème hétérosexuel, ce que je trouve assez juste, en partant du principe que les catégories "homme", "femme" et "hétérosexualité" se produisent mutuellement dans un rapport inégalitaire. Cela ne veut pas dire que des relations égalitaires entre hommes cis et femmes cis seraient impossibles, mais que la domination du premier sur la deuxième est inscrit dans leurs identités-mêmes. Par conséquent, vouloir mettre fin à cette domination implique de mettre fin à ces identités et à cette relation sous cette forme. A mon sens, cela ne rend pas caduque les tentatives de réformer la relation hétérosexuelle ou de lutter en son sein, mais à condition que cela s'inscrive dans une démarche plus globale qui vise à émanciper tous les individus de cette idéologie absurde qui consisterait à diviser le monde en deux genres hiérarchisés selon une logique sexuelle.
J'ai la chance de vivre une vie privilégiée, où cette dynamique est activement combattue. Dans ma relation amoureuse, mais aussi ailleurs autour de moi. Nous inventons des modes de vie où on élève des enfants dans des valeurs de respect, d'amour, d'émancipation, où on prend soin des autres, où on se demande nos pronoms, où on se répartit la charge de travail, où on se remet en question, où on débat et où on s'énerve parfois, mais dans un élan commun de rejet de toutes les relations de pouvoir qui nous font souffrir. Il n'y a rien de parfait, rien de définitif. On a des angles morts et parfois ça ne marche pas. On s'en prend plein la gueule. Mais je crois que personne ne voudrait faire marche arrière. Le fond de l'air est de toutes les couleurs.